Si l’on vous dit « travail hybride », il y a des chances pour que vous pensiez « semi-présentiel, semi-distanciel »… Et pas longtemps après : « Oh ! My god ! Que c’est compliqué, ces réunions où une partie de l’équipe est en salle, une autre au bout du fil et encore d’autres derrière un écran (en oubliant une fois sur deux de remettre le micro au moment de prendre la parole ! ». Si l’hybridation (du travail comme du reste) ne s’est jamais manifestée aussi concrètement qu’aujourd’hui à travers le mix vraie vie/visioconférence/métaverse et on en passe, le phénomène n’a rien de neuf. Éclairons ce qu’hybridation veut dire pour nous poser les bonnes questions et trouver les meilleures réponses.
Bâtardise et passion
Le terme d’hybridation puise son étymologie dans le latin « ibrida » qui serait lui-même dérivé d’ « iber ». Iber, c’est le mulet, mi-âne mi-cheval. Ibrida, c’est de sang mélangé. Un bâtard, en somme.
Mais d’où sort donc ce « h » qui amorce le mot tel que nous l’orthographions aujourd’hui ? Et ce « y » qui n’a rien à faire dans un mot latin ? C’est pour faire chic (et gagner plus de point au Scrabble) que l’on aurait ainsi hellénisé l’hybride au moment de son passage en français ? L’hypothèse n’est pas absurde : un certain nombre de termes français ont été marqués artificiellement de l’empreinte de la civilisation grecque au cours du Moyen-Âge, embarquant éventuellement au passage quelques contre-sens. Ici, l’ « hubris » grec, flux de démesure et de passion, s’exprimant avec violence vient connoter notre perception de ce qui est hybride. En synthèse, on pourrait dire que l’hybride est un mix de bâtardise et de passion qui produit un certain inconfort, pour ne pas dire une franche peur.
Différents mais compatibles
Ce sont les sciences naturelles qui développent d’abord la notion d’hybridation pour nommer le croisement entre deux rangs taxinomiques au sein d’une espèce voire entre deux espèces différentes. L’hybridation peut être le fruit d’une union naturelle ou bien le produit d’une expérimentation par l’humain. Au titre des hybridations naturelles, on peut citer le mulet et le bardot, le pizzly (croisement de l’ours polaire et du grizzly), le turkoman (croisement du dromadaire et du chameau), le narluga (croisement du narval et du beluga) ainsi que de nombreuses races de lépidoptères (papillons) qui ne voient pas d’inconvénients à mélanger leurs gènes au sein de l’espèce.
Plus courants sont les cas d’hybridation issue de l’intervention humaine : parmi les végétaux, on peut citer le triticale (blé + seigle) ou la clemenvilla (clémentine + tangerine) ; du côté des animaux, toutes sortes de croisement entre félidés destinés principalement à amuser la galerie des cirques et ménageries (le ligre, le tigron, le tiguar), à offrir à l’agriculture des bêtes de somme (le dzo), à produire de la viande d’élevage (le beefalo pour le steak, le mulard pour le foie gras, le coquard pour le roti) ou à satisfaire le goût des amateurs d’animaux domestiques originaux (le savannah, le bengal, le crocotte…).
Stérilité ou superpuissance ?
S’il est possible, dans une certaine mesure, que soit franchie la barrière des espèces, la nature défend tout de même ses prérogatives en prévoyant que les croisés soient stériles. Les créatures hybrides spontanées sont généralement inaptes à se reproduire… Et celles que l’humain crée ne le sont que par manipulation génétique. Mais au fait, pourquoi vouloir reproduire et industrialiser l’hybride ? Parce que ce qui en motive souvent la création, c’est la quête de spécificités augmentant les qualités du vivant : on attend d’une céréale hybride qu’elle soit plus productive, plus riche en nutriments, mieux résistante aux maladies ; on espère d’un animal de trait hybride qu’il soit plus robuste, plus puissant…
C’est ce fantasme de puissance accrue qui se retrouve dans les figurations de l’hybridation qui nourrissent l’imaginaire et peuplent les mythologies. Le bestiaire fantastique regorge d’hybrides : griffons, sphinx mais aussi loup-garou, sirènes, centaures et autres manticores. Quand l’homme se mélange à la bête, gare à ses superpouvoirs ! L’hybridé possède le meilleur mais aussi le pire des espèces qui le composent : il séduit irrésistiblement, mais il manipule aisément ; il est véloce mais peut se montrer menaçant ; il est fort mais parfois terrifiant etc.
Une métaphore pour le travail tel qu’il se transforme ?
Peut-on rapprocher de ces mythologies l’hybridation du travail dont on nous parle tant ? Assurément, notre monde s’hybride, dit la philosophe Gabrielle Halpern, décrivant comme aujourd’hui un téléphone est aussi un appareil photo, un réveil, une radio, un dictionnaire ; comme nos usages de consommation mélangent achats en ligne depuis notre canapé, visites en boutiques, livraisons à domicile ou click & collect ; comme nos centres commerciaux proposent en même temps offre de biens, de services mais aussi expériences sensorielles, divertissements voire participation à des communautés.
Et le travail n’est pas en reste : les compétences doivent se composer de savoir-faire et de soft-skills (lesquelles conjuguent des qualités différentes et possiblement contradictoires) ; les méthodes de travail marient l’artisanal à l’industriel, le fait-main à l’ultra-technologique ; la performance se mesure à la productivité individuelle mais aussi à la capacité à coopérer ; l’intelligence doit être cognitive, émotionnelle, situationnelle…
Il est devenu impossible d’étiqueter quoi que ce ne soit ni qui que ce soit. Et ce qui fait la condition de l’individu, ce n’est plus la somme de ses marqueurs identifiables (le genre, l’âge, la condition sociale) mais le composite ultra-plastique issu de ses adaptations successives à l’environnement changeant.
L’inclusion au défi de l’hybridation
Cette approche défie les paradigmes de l’inclusion. Non seulement, les « critères » de diversité éclatent à mesure que se multiplient les croisements (ce que la notion d’intersectionnalité avait déjà mis en évidence) mais de surcroît la dynamique d’hybridation fait de chacun·e de nous le créateur de son identité mouvante, en constante transformation. En d’autres termes, nous sommes avant tout des êtres en devenir, qui nous emparons de ce que le contexte nous propose pour nous définir et nous redéfinir…. Et au passage, nous métamorphosons ce qui nous entoure.
Gabrielle Halpern prend l’exemple du nouveau-né. Cet être est doté de deux super-pouvoirs : le premier, celui d’absorber les apports de son environnement pour bâtir sa personnalité et forger sa place ; le second, celui de tout bousculer dans cet environnement, depuis l’organisation familiale jusqu’aux rapports intergénérationnels, en passant par l’identité de ceux qui deviennent parents, frères/sœurs ou oncles/tantes à la seule faveur de sa seule présence au monde etc. En d’autres termes, l’hybridation induit des modifications systémiques ne supportant pas le conservatisme. Si l’on aborde l’inclusion sous cet angle, alors c’est un mouvement profondément révolutionnaire qui rebat les cartes et redéfinit les règles du jeu… On est loin des démarches relevant de l’intégration des minorités, voire de l’assimilation par les « différents » des codes de la majorité.
Marie Donzel, pour le webmagazine EVE