Un concept à la loupe : le talent

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Émissions télévisées promettant de distinguer les « incroyables talents », les artistes virtuoses et autres petits génies de la cuisine, de la déco ou du style ; séries de fiction mettant en scène la compétition pour attirer dans son écurie tel ou tel sportif·ve ou comédien·ne de talent ; directions dédiées au « talent management » dans les entreprises ; sociétés de ressources humaines, de coaching, de conseil avançant la détection, la formation et le développement des « talents » comme premier argument commercial… Pas de doute, le talent est un objet de fascination contemporaine. Mais c’est quoi, au fait le talent ? Entre croyances (limitantes ?) et tentatives d’objectivation, mythologies et sociologie, fantasme collectif et ambition individuelle, de quoi le talent est-il le nom ? La rédaction du webmagazine EVE a passé le concept à la loupe.

 

Du poids dans la balance

Le latin talentum désigne une unité de masse utilisée entre le VIIIè siècle avant notre ère et le Vè siècle après JC. pour mesurer le poids de choses. Concrètement, cela se présente comme une amphore dont le taux de remplissage indique une valeur. Cette valeur sert de référence convertible en métal argent pour évaluer le prix de biens… Mais aussi d’humains ! Et pas que d’esclaves : les mercenaires, par exemple, sont estimés à la hauteur de leur masse-talent. Bien entendu, ce n’est pas leur corpulence qui est ainsi comparée mais bien ce que pèsent, au sens figuré, ces soldats qui ne sont mus que par l’attrait de la rémunération. En d’autres termes, puisqu’ils ne doivent loyauté qu’à la bourse, ces hommes de talents sont considérés à la hauteur du prix à payer pour les avoir.

Un billet aller pour la distinction

Plus le talent est élevé, plus la personne qui le vaut est rare ! Car le talent est un marqueur distinctif, un sceau de singularité pour ne pas dire d’exceptionnalité. Cela, c’est « l’autre » leçon de la fameuse Parabole des Talents dans laquelle un maître donne des pièces à trois de ses serviteurs. Au premier, il n’en donne qu’une, au second il en donne deux, au troisième il en donne cinq. Le premier enterre son talent pour le protéger des risques de perte et des avidités voleuses, le second investit ses deux talents et en gagnent deux supplémentaires, le troisième investit aussi et en gagne cinq de plus. Le maître punit le premier pour son ordinaire paresse en lui retirant son unique talent afin de le donner à celui qui en a déjà 10. Et de conclure : « A celui qui a, on donnera encore, et il sera dans l’abondance ; mais celui qui n’a rien se verra enlever même ce qu’il a ». Pas franchement équitable !

Car ainsi va le talent, fondamentalement élitiste, qui n’a que faire des écarts de besoin, des asymétries de richesse initiale, des inégalités face à la capacité à faire valoir son mérite. Le talent se lit d’abord à la mesure des résultats. Au risque de donner prime aux plus exécrables d’entre nous pourvu qu’ils/elles produisent du génial ?

Sans travail, rien qu’une sale manie ?

Un risque, oui, sauf que… Qui s’est vu doté·e de talent a intérêt à en faire quelque chose ! Au boulot, le/la musicien·ne doué·e de l’oreille absolue ; au boulot l’écrivain·e en herbe qui a un brin de plume ; au boulot, le/la futé·e qui a des facilités cognitives ! On se met au boulot, car comme le disait Georges Brassens « Sans travail, le talent n’est rien qu’une sale manie ». Ne sont-ils/elles pas effectivement irritant·e·s, ces fumistes qui n’en fichent pas une en laissant entendre qu’il y en a sous leur pied ; c’est juste qu’ils/elles ont la flemme d’appuyer sur la pédale mais un jour, on va voir ce qu’on va voir ? Au point qu’à force de faire la promesse implicite de leur talent (très) caché sous une épaisse couche de cossardise, on commence à douter : et si c’était une imposture ?

Cette vision du talent comme un don exigeant travail assidu est assurément empreinte de morale : il y a de l’indécence dans le fait de « gâcher son talent », de ne pas « cultiver ses atouts », de « laisser dormir son potentiel ». Toute l’éthique protestante du travail, laquelle imprègne fortement nos visions économiques et sociales, oblige en effet chacun·e à faire son maximum avec ce dont il/elle dispose et peut mettre en œuvre pour produire. Mais cette morale est contraire à l’oisiveté d’une aristocratie qui défend d’autant plus son esprit supérieur distinctif qu’elle voit monter en puissance le modèle « bourgeois » perçu comme sinistrement laborieux, désolément comptable, pathétiquement utilitariste.

L’aristocratie des « Talents »

Où l’on pointe du doigt une tension intrinsèque à la notion de talent : on le veut à fois humblement bosseur et foncièrement aristocrate. Penchons-nous donc sur ce qu’aristocratie veut dire : c’est une caste, une élite, un entre-soi, c’est une manière d’être (témoignant notamment d’une maîtrise semblant quasi-innée, ou à tout le moins profondément ancrée, des soft-skills), c’est aussi une philosophie de l’existence héritée d’Aristote selon laquelle les meilleur·e·s doivent gouverner. Reste à définir qui sont les meilleur·e·s. Pour Aristote, ce sont les plus vertueux, soit les individus capables d’accéder au bonheur tout en tenant compte des autres ; et rien n’indique que les héritiers possèdent les qualités de leurs ascendants… Leibniz va dans le même sens, attendant des membres de l’aristocratie qu’ils soient d’abord sages, mais aussi experts. Le talent doit être légitimé par le savoir. Ce à quoi Montesquieu ajoute la qualité de modération, notamment à l’égard du pouvoir, dont l’exercice est de fait accordé à qui appartient à une petite minorité qui se distingue.

En synthèse, le talent se définit comme une ambition individuelle projetée dans une considération de son environnement et il s’exprime dans une capacité à produire de l’intelligence et de la création à travers le questionnement, la remise en question et la mesure.

Mais n’est-ce pas ce que l’on apprend dans les grandes écoles du pouvoir (politique, économique, artistique etc.) ? A priori, si ! Sauf que le fonctionnement oligarchique et reproductif qui serait le leur corromprait l’objectif même : en fabriquant des « Héritiers », selon le mot de Bourdieu, ces institutions de formation feraient passer pour des talents celles et ceux qui seraient avant-tout des bien-né·e·s familier·e·s des codes et des prétendant·e·s qui s’y conforment.

Détecter des talents ou forger des talents ?

Aussi, la notion de détection des talents est-elle âprement critiquée par tout un courant sociologique préoccupé des inégalités et de leur perpétuation. La recherche des meilleur·e·s telle qu’elle se pratique, consciemment ou non, par les systèmes de sélection institués ou par les esprits habitués à reconnaître ce qui fait figure d’exception, seraient présidée par des critères truffés de biais. Parmi ces biais, il en est de très immédiatement objectivables comme la prise en compte du diplôme ou le passage par des espaces de socialisation et/ou d’expérimentation réputés de « bonnes écoles » (un milieu social auquel on attribue une « bonne éducation », un parcours personnel dont on suppose qu’il témoigne d’un tempérament et/ou qu’il a entraîné le développement de certaines qualités, des expériences professionnelles que l’on estime à la fois comme des gages de qualité – « tout le monde ne peut pas entrer chez… » – et comme des aventures formatrices au cours desquelles le diamant talent aura pu se ciseler). D’autres biais dans l’exercice de la détection des talents peuvent faire écran de façon moins palpable : ainsi par exemple, l’aisance à s’exprimer peut donner l’impression d’une pensée sophistiquée tout en étant claire ; les compétences mises en œuvre dans l’exercice de la manipulation peuvent passer pour de l’empathie et de la créativité ; le refus de prendre parti sous lequel pourrait se cacher du déficit d’engagement, se présenter comme de la modération… D’autres biais encore sont toujours plus pernicieux en ce qu’ils semblent répondre davantage aux attendus subjectifs : où l’on se laisse séduire par ce qui nous flatte (parce que cela nous ressemble, parce que cela nous amuse, parce que cela réveille nos passions…) en croyant sincèrement avoir mis la main sur une perle rare !

Alors, comment s’en sortir ? D’aucun·e·s défendent la culture de compagnonnage pour forger des talents à partir d’une matière brute plutôt que de chercher à trouver des talents déjà en circulation. Cette culture professionnelle du compagnonnage qui entend à la fois développer des compétences de haute précision et révéler un·e humain·e authentique tout en le formant à des vertus (une éthique, une philosophie, des qualités personnelles et relationnelles…) investit une communauté (un corps de métier, un collectif de travail, un réseau de pairs…) du devoir de transmettre ses savoirs et de faire émerger puis d’entraîner chez le compagnon ses plus fines aptitudes singulières. Dans cette culture du compagnonnage, il est une règle d’or : le succès survient quand l’élève dépasse les maîtres. Toute une inspiration pour un management inclusif, capable de pousser chacun·e vers le meilleur de soi au bénéfice de l’intérêt général !

Marie Donzel, pour le webmagazine EVE