C’est devenu un marronnier, à la période des fêtes de fin d’années : peut-on encore offrir une poupée à une fillette et un camion de pompier à un garçonnet ? Et que penser des boîtes de jouets bleus ou roses ? Et des rayons « pour filles » qui tournent le dos aux rayons « pour garçons » ? Et pourquoi donc, la petite nièce se déguise en princesse et le petit neveu en superhéros ?
Est-ce un vrai problème, au fait, les jouets genrés ?
La rédaction du webmagazine EVE reprend un à un les éléments du débat pour vous aider à vous faire une opinion peut-être un peu moins polarisée…
Arracher les stéréotypes à la racine de l’enfance
On le sait, les stéréotypes s’inscrivent très tôt dans les esprits. Non que les enfants soient totalement privés de capacité à décider par eux-mêmes et pour eux-mêmes, mais parce que le stéréotype répond au besoin de classification du monde qui préside à un système de repères rapidement accessible pour assurer sécurité, bien-être et confort. En d’autres termes : le cerveau d’une petite créature humaine vulnérable de moins de 10 kilos se fiche de savoir si les mamans sont plus douées que les papas pour changer les couches, donner le biberon ou chanter de douces chansons ; ce qu’il doit garantir, c’est des fesses au propre, un estomac rempli et le sentiment d’être aimé. Donc, si c’est plus souvent maman ou ce qui lui ressemble (unE nounou, unE assistantE maternelLE, unE voisinE…) qui s’en préoccupent et s’en occupent, le cerveau de notre vulnérable petite créature est sans vergogne : il fait en sorte que les signaux du besoin s’adressent prioritairement à cette catégorie de grand·e·s qui a la voix plus aigüe, le menton sans poil et la poitrine moelleuse.
Mais maman et les vraies dames qui lui ressemblent ne sont pas les seules influences de ce cerveau pragmatique : il interprète ce que voient les yeux, ce qu’entendent les oreilles, ce que perçoivent les sens et il n’est que conforté dans le bien-fondé de son système de classification quand il reçoit toutes sortes de messages qui lui indiquent que les filles, ça sert faire des choses et les garçons d’autres choses.
Sous cet angle, éviter de mettre en les mains de nos chérubins des jouets genrés, c’est œuvrer à dépolluer leur environnement de ce qui ancre et ré-ancre le stéréotype… Et ce serait d’autant plus important que le jouet étant objet de plaisir, il active les zones cérébrales de la récompense !
Mais pourquoi l’enfant élevé sans jouet genré rêve d’une poupée mannequin ou d’un pistolet ?
S’il suffisait de supprimer les jouets genrés pour anesthésier les stéréotypes, le combat pour l’égalité serait (presque) gagné. Mais les parents qui ont supprimé le distinguo rose/bleu dans le trousseau, offert des poupées aux gars et des voitures miniatures aux garces ont pu avoir des déconvenues. La chouquette ainsi élevée sans jouet genré se pendrait pour des mules à paillettes en pointure 27 et donnerait tout son établi de bricoleuse pour une cuisinière flashy ; le chouquet méprise les oursons mignons et snobe le manuel du parfait futur papa avec son joli petit sac à langer couleur taupe (assorti au canapé design du salon) et réclame à cor et à cri un pistolet en plastique et un beau ballon de foot.
C’est grave, docteur (ès-psychosociologie) ? Il faut d’abord noter que nous ne sommes pas les seuls à élever nos enfants : la publicité, les médias, les dessins animés, la vie telle qu’elle s’observe ailleurs qu’au strict sein du cocon familial influence aussi les appétences des petits (et des grands). Ensuite, tout un courant de la psychologie considère que la binarité de genre est un repère essentiel ( !) pour la construction de l’identité. Les enfants auraient besoin de distinguer le féminin du masculin pour expérimenter leur propre identité et leur rapport aux autres. Il leur faudrait se référer à un schéma clair pour performer l’identité de genre, de façon à y adhérer et/ou se poser en contre pour se constituer en sujets.
La polarisation des genres comme idéologie conservatrice à contre-courant de l’ouverture d’esprit des enfants ?
Les théories de la nécessaire polarité des genres pour la construction de l’individu dans la petite enfance sont aujourd’hui assez disputées. Certains y voient une post-rationalisation du fait conservateur, d’autant plus discutable que les enfants ne seraient pas si caricaturalement braqués sur leurs repères.
En effet, en même temps qu’ils sont attachés à l’ordre établi en ce qu’il leur procure un sentiment de sécurité, les petits sont naturellement curieux et portés sur la découverte avant le jugement. Ainsi, on observe que ce à quoi ils sont très tôt habitués ne leur fait pas peur ; que ce qui fait précocement partie de leur quotidien, de façon banale et bienheureuse, ne les perturbe pas ; qu’ils développent d’autant plus d’aptitudes d’adaptation et de compétences diversifiées qu’ils font l’objet de sollicitations multiples et variées. L’ouverture d’esprit, ça se sème dès les premiers jours de la vie et ça se cultive incessamment ensuite.
Alors, mettre entre les mains d’une fillette des poupées mais aussi des jouets de construction, des vaisseaux spatiaux, des figurines de super-héros, des petits robots, des mini-ordis et des ballons, ça ne peut que contribuer à lui donner accès à un vaste horizon. Et cela contribuerait à infuser en elle l’idée que plein de champs lui sont autorisés, plein d’activités ouvertes, plein de vocations possibles. Toutes ces autorisations, cela peut compter au moment où elle choisira son orientation.
Libérer les petits garçons : quand la valence différentielle des sexes s’en mêle
Oui, pour les fillettes, ça marche ! Mais pour les garçonnets ? C’est apparemment plus compliqué de mettre un poupon, une cuisinière ou un « centre de soins pour licornes » en plastique (si, si, ça existe) entre les mains d’un petit bonhomme. C’est que la « valence différentielle des sexes » s’en mêle : l’ordre sexué accordant plus de valeur à ce qui est attribué à la masculinité qu’à ce qui est réputé appartenir à la féminité, une fille est valorisée quand elle va vers des activités sensées être « de garçon » tandis qu’un garçon est dénigré quand il montre des appétences pour les choses « de fille ».
Un piège pour les deux sexes, pour paraphraser le sous-titre de l’ouvrage d’Olivia Gazalé : petits garçons comme petites filles sont limité·e·s dans le champ de la découverte et dans l’expression de leurs goûts par la charge subversive que représente toute désinscription de l’assignation à un genre. Certes, elles et ils ne se confrontent le plus souvent pas à l’opposition formelle de l’entourage quand leur cœur les porte à être attiré·e·s par les activités « de l’autre genre », mais cela n’est pas regardé comme banal.
Il y a de l’exception dans le fait qu’une fille ait quelque chose d’un « garçon manqué » ; il y a de l’étrangeté dans le fait qu’un garçon ait quelque chose d’une fille… De l’étrangeté voire du soupçon scabreux, quand on s’interroge illico sur son orientation sexuelle (alors même que l’on sait qu’identité de genre et orientation sexuelle ne sont pas systémiquement liées), on se questionne sur son équilibre émotionnel, on s’inquiète pour son avenir voire on l’encourage assidûment à gagner en virilité… Tout ceci est-il bien pertinent ? Réécouter la chanson « Xavier » d’Anne Sylvestre apportera des éléments de réponse, tout en douceur…
Quel genre de jouets pour concilier les positions et offrir aux enfants un large horizon ?
Mais revenons à nos jouets. Comment pourrait-on échapper aux assignations trop genrées sans pour autant mettre nos enfants en porte-à-faux avec la norme sociale à l’âge où on dit qu’ils ont besoin de se fier à des repères ? Deux pistes à explorer : celle des jouets « neutres » et celle du réinvestissement de l’univers des différents jouets de façon à ce qu’ils marquent moins la différence entre filles et garçons.
Pour ce qui est de la première piste, soulignons pour commencer les qualités des loisirs créatifs, qui stimulent chez filles et garçons le sens de la créativité et l’esprit « maker », renforcent les capacités de concentration, se prêtent à la coopération et apportent des sentiments profonds de satisfaction. Idem pour les jeux éducatifs qui permettent d’apprendre en s’amusant. Sans parler des jeux d’adresse qui facilitent la coordination, mettent en mouvement simultanément le corps et l’esprit. Rappelons aussi les vertus des jeux de société qui exercent les compétences tactiques, donnent matière à déployer foule de soft-skills et enseignent l’art de perdre… Pour mieux rebondir ! Et saluons la montée du marché des jouets inspirés du développement personnel qui visent à éveiller à l’intelligence émotionnelle et à l’écologie relationnelle (initiation au yoga, à la méditation ; jeux dédiés à la connaissance de soi et au renforcement de l’estime de soi…).
Pour ce qui est de la seconde piste, à savoir le réinvestissement des univers ludiques par la prime aux besoins de l’enfant sur les considérations de genre, on peut pour commencer recommander d’éviter les packagings délibérément markettés pour exclure un genre ou l’autre (comme par exemple, les boîtes d’un rose sans ambiguïté pour emballer de simples figurines articulées ou les mises en scène montrant seulement des garçons en action). On peut aussi réfléchir à raconter collectivement une autre histoire autour des jouets les plus marqués aujourd’hui : et si un poupon n’était plus un bébé avec lequel jouer à la maman, mais un petit qu’il faudrait soigner en tant que médecin d’ONG ? ; et si un métier à tisser se présentait non plus comme une machine à faire des petits vêtements mais comme un outil technologique conçu pour fabriquer des toiles industrielles ? ; et si la petite cuisinière devenait l’atelier d’un·e futur·e grand·e chef·e toqué·e (ou au moins d’une star d’émission de téléréalité culinaire) ? etc. Car au fond, qu’est-ce d’autre un jouet que le début d’une histoire à se raconter, à l’échelle d’un imaginaire enfantin comme à celle des mentalités de toute une société ?
Marie Donzel, pour le webmagazine EVE