On les dit au nombre de cinq. Elles sont réputées freiner notre accès à un être-soi plein, entier et épanouissant. Pourtant, nous en porterions tou·te·s au moins deux. Mais quelles sont ces « blessures de l’âme » ? Comment les panser ? Et d’ailleurs, faut-il absolument se combler ces fissures ou bien l’enjeu est-il plutôt de mieux les conscientiser, d’apprendre à vivre avec… En tombant les masques !
C’est à cela que nous invite la coach canadienne Lise Bourbeau, héritière de l’école de l’analyse bioénergétique avec son best-seller Les cinq blessures qui empêchent d’être soi-même, paru en 2000. L’ouvrage identifie 5 blessures de l’âme :
- Trahison,
- Rejet,
- Abandon,
- Humiliation,
- Injustice
A chacune de ces blessures correspond un masque…
Montre tes masques et je démasquerai tes blessures
- Qui est dans le contrôle cacherait de cuisantes trahisons
Vous êtes hyper-prévoyant·e, ultra-perfectionniste et n’accordez pas plus de droit à l’erreur à autrui que vous n’en tolérez pour vous-même, vous êtes incessamment préoccupé·e que tout se passe comme vous le souhaitez, vous devancez la demande pour proposer (imposer ?) vos réponses & solutions, vous avez tendance à dire aux autres quoi faire et comment faire ; vous détestez que votre (vision du) cadre soit perturbée, voire contestée par des façons alternatives d’agir, des usages qui dérogent aux règles auxquelles vous êtes attaché·e ; vous voulez être informé·e de tout et prenez volontiers les devants pour diriger l’action.
Il y a bien entendu des qualités qui se développent et s’expriment dans ce tempérament… Mais vous vous heurtez parfois à la frustration (le monde ne tourne pas exactement comme vous voudriez et vous êtes impuissant·e à en modifier la course ; les autres ne se coulent pas dans le moule que vous leur avez mentalement dessiné et vous ne trouvez pas les leviers pour les amener à rejoindre votre perspective) voire à des tensions & conflits (ne vous a-t-on pas déjà dit que c’est pénible à la fin, ces comportements de control-freak ?… Et puis d’ailleurs, vous pouvez toujours vous battre pour imposer votre vision des choses, on ne prendra que plus de plaisir à vous faire tourner en bourrique en n’en faisant qu’à sa tête — en tout cas, c’est l’impression que vous avez !).
Et si derrière cette posture orthogénique, se cachait une blessure de trahison ? On attribue volontiers cette blessure de l’âme à un complexe d’Œdipe pas complètement (ou mal) résolu. L’individu n’a pas fait le deuil du partage avec d’autres personnes de l’amour dont il bénéficie de la part d’un être cher, voire dont il est vitalement dépendant. Il ressent avec plus ou moins d’intensité les manifestations de la liberté des un·e·s et des autres comme des privations et des exclusions. Et chaque nouvelle « trahison » (vos ami·e·s ont d’autres ami·e·s, ou pire ils/elles se voient sans vous ; votre conjoint·e est passionné·e par son travail ou son passe-temps favori, passe beaucoup de temps avec ses enfants ou sa famille ; votre supérieur·e hiérarchique a autant, sinon plus d’attentions pour un·e de vos collègues que pour vous ; vos collaborateurs/collaboratrices entretiennent de bonnes relations avec les membres d’autres services…) réactive votre besoin de contrôle !
- Qui est dans la fuite éviterait le rejet
Vous avez du mal à vous engager, vous n’aimez pas aborder les sujets qui fâchent, vous refusez le dialogue quand il vise en particulier à confronter les points de vue et pourrait tourner au conflit ou bien avoir vocation à résoudre le conflit ; vous évitez de vous retrouver dans des situations qui vous exposent à la peur, vous procrastinez volontiers et vous confondez « déléguer » avec « se débarrasser des patates chaudes » ; plus vous êtes confronté·e aux difficultés, plus vous recherchez des espaces-temps d’ermitage, espérant que personne ne va venir vous trouver dans la retraite où vous êtes réfugié·e en attendant que passe l’orage… Ou au contraire, vous pratiquez la fuite en avant : vous foncez tête la première dans le tas, au risque de vous prendre des murs ; vous vous mettez en risque plus souvent qu’à votre tour ; vous prenez des décisions hâtives et tranchez dans la douleur… Mais au moins, comme ça c’est fait !
Derrière ces comportements de fuite, il pourrait y avoir une blessure de rejet. Peut-être que dans l’enfance vous avez été confronté·e au mépris, au dénigrement, à la mise à l’écart… Et que cela vous a laissé les traces d’un sentiment de ne pas mériter l’intérêt d’autrui, de ne pas être suffisamment bien pour votre entourage, d’être voué·e à décevoir… Alors chaque fois que ces sentiments sont réactivés par une situation où votre noyau narcissique est touché (on vous reproche vos traits de caractère ou on critique votre physique, on ne vous prête pas attention, on vous fait comprendre – ou vous croyez comprendre – que vous n’avez pas votre place ici ou là, etc.), vous avez tendance à battre en retraite.
- Qui est dans la dépendance revivrait l’abandon
Impossible pour vous de vous détacher du regard de l’autre. Difficile de prendre une décision sans avoir l’aval d’autrui, sans rechercher des légitimités externes pour valider vos choix et prises de position. D’ailleurs, quand vous recherchez l’approbation, vous comptez aussi trouver des allié·e·s, vous attendez que celles et ceux qui sont d’accord avec vous s’engagent avec vous, vous avez une conception de la loyauté qui confine parfois au suivisme. Vous avez un insatiable besoin de reconnaissance et si vous n’obtenez pas de signes que vous comptez pour les autres, vous oscillez entre culpabilité (qu’est-ce que j’ai fait/pas fait pour qu’on ne me retourne pas de l’attention et de l’amour ?) et colère rageuse (j’en ai rien à f*** de ces gens qui ne savent pas ce qu’ils ratent en ne prenant pas de mes nouvelles). Côté limites, vous préférez qu’on vous les impose plutôt que de les poser vous-même… Et tant pis si le cadre prodigué par l’extérieur vous étrique, vous prive de liberté(s), vous soumet à des abus ; mieux vaut être contenu·e, sinon enfermé·e, que livré·e à vous-même. Le sentiment de solitude vous guette souvent… Et puisque vous le vivez comme une souffrance, vous vous enivrez volontiers de contacts sociaux incessants. Vous reportez éventuellement votre peur du vide sur les « consommables » : frénésie d’achats, appétit dévorant voire boulimie de nourriture et/ou d’activités, prise de substances addictives, workaholisme…
Derrière cette prédisposition aux dépendances, vous pourriez masquer une blessure d’abandon. Vous êtes renvoyé·e aux moments d’insécurité affective traversés dans la petite enfance. Cela a pu commencer dès votre naissance quand, à peine sorti·e du ventre de votre mère, vous n’avez pas ressenti des bras aussi douillets que la matrice pour ménager doucement et progressivement votre transition vers l’autonomie ; ça a pu se prolonger dans des situations où vous vous êtes senti·e seul·e au monde, ne bénéficiant d’aucune protection, ne trouvant aucune voie pour obtenir du secours ou du réconfort ; ça s’est réactivé chaque fois que vous avez cru pouvoir compter sur quelqu’un ou quelque chose et que le « pilier » s’est dérobé… Et bien sûr, chaque nouvelle expérience d’abandon creuse votre besoin d’être comblé·e, quitte à vous gaver, à vous rendre malade à force d’excès.
- Qui se laisse martyriser aurait été trop habitué·e à l’humiliation
C’est étonnant comme presqu’à chaque fois qu’il faut un bouc-émissaire, ça tombe sur vous. Et si ce n’est tout un groupe qui vous rend responsable de ses maux, il semble que vous soyez une bonne proie pour les personnalités toxiques, celles qui de vacheries en sournoiseries, de comportements sadiques en perversités caractérisées, d’atteintes à votre confiance en actes de harcèlement jouant sur tout l’outillage du parfait petit persécuteur (attaques, irrespect, mépris, dénigrement, mises en échec, intimidation, exclusion…), de malveillances en violences, vous réduisent à l’état de paillasson. Cela arrive suffisamment souvent pour qu’on se pose la question : vous le cherchez ou quoi ? Seriez-vous maso ?
Il se pourrait en effet que vous traîniez une sale blessure d’humiliation vous portant à trouver un paradoxal confort dans l’inconfort, un ambigu sentiment d’existence dans la maltraitance, une bivalente commodité à être en position de victime plutôt qu’à vous exposer au risque de vous sentir coupable. Les humiliations subies dans l’enfance auraient ce pouvoir de nous coincer dans la posture victimaire du triangle dramatique, où nous trouverions mieux nos repères quand nous subissons les agressions d’un bourreau et nous soumettons à la protection d’un sauveur. A cela deux raisons principales : d’abord, notre familiarité avec la souffrance nous la rend moins effrayante que l’apaisement qui semble une voie vers une vie sans sensation, pour ne pas dire un état de mort émotionnelle ; ensuite, notre hantise de devenir agresseur, comme si cela revenait à faire entrer plus encore profondément en nous celui/celle qui nous a fait du mal… Pourtant, il n’est pas rare que le martyr devienne à son tour cruel oppresseur, que ce soit via les chemins de la passivité agressive ou plus directement dans des comportements de reproduction des violences subies.
- Qui est raide comme la justice se débattrait avec la blessure d’injustice
La règle, c’est la règle. Elle est bête et insensée, inadaptée aux circonstances, dépassée, productrice de dysfonctionnements et éventuellement de violences ? Ce n’est pas le sujet : quand il y a un cadre, on le respecte à la lettre. Interpelé·e sur une question de société, vous vous en référez d’abord à ce que dit la loi ; face à une situation complexe, vous vous raccrochez coûte que coûte aux branches, si ténues soient-elles, de la rationalité ; quand il faut adopter un point de vue, vous êtes attentif/attentive aux signes de légitimité formelle et, dans une moindre mesure informelle, de celles et ceux qui portent des opinions (vous considérez donc par défaut que si quelqu’un·e réussit dans la vie, selon les critères socialement établis du succès, c’est qu’il y a bien des raisons à cela et que vous pouvez donc lui faire confiance) et à l’inverse, vous disqualifiez ce qui déroge à la norme ; vous avez la mémoire longue et ne pardonnez pas les erreurs du passé, même si cela vous rend rancunier·e ; et quand vous jouez à un jeu de société, gare à celles et ceux qui voudraient en adapter les règles ! On vous a déjà dit que vous étiez un peu psychorigide sur les bords et au milieu ? Oui, vous assumez, ça vaut toujours mieux que d’être olé-olé, fiable un jour sur deux et versatile comme pas permis. On trouve que vous manquez d’agilité ? C’est quoi, d’abord, ce concept à la mode qui a mollement poussé dans le champ des soft-skills, ces fameuses compétences réputées d’avenir que vous voyez un peu comme une cerise vaguement comestible sur le vrai gros gâteau des compétences classiques qui s’évaluent avec force objectivité !
Et si, sous ce masque d’inflexibilité, vous dissimuliez de profondes blessures d’injustice ? On vous a lésé·e par le passé et cela vous a abimé·e, voire traumatisé·e, sans que vous parveniez complètement à vous en remettre. Depuis, même si les repères ne sont pas parfaits, ils ont le mérite d’exister et de constituer autant de bouées auxquelles se raccrocher par temps de tempête… Et pour être sûr·e de pouvoir vous mettre à l’abri, vous ne vous tenez jamais trop à distance de la norme. Chaque fois qu’une situation plus ou moins anarchique débouche sur des préjudices, vous n’en êtes que conforté·e dans votre position : ben voyons, dès qu’on commence à enfreindre la règle, c’est la porte ouverte à toutes les fenêtres et les malheurs s’enchaînent.
Critiques et usages de la théorie des blessures de l’âme
- Entre fondements contestés, soupçons de simplifications et assignations caractérisées, une grille de lecture discutée
L’approche de l’accompagnement individuel par les blessures de l’âme est mise en cause avant tout pour les notions dites pseudo-scientifiques qui sont à ses origines. En effet, les les théories sur l’analyse bioénergétique sont accusées de frôler la charlatanerie. Il y a en effet dans leur approche toute une série d’assertions relevant davantage de la spiritualité que de la science, mais qui présentées sous les couleurs de la scientificité laisse entendre qu’une discipline de développement personnel a valeur de médecine.
La reprise du propos sur les blessures de l’âme par Bourbeau, dans un cadre clairement posé de grille de lecture pour le coaching met moins mal à l’aise. Quoique son concept de divinité intérieure laisse les esprits les plus rationnels un peu dubitatifs. Mais ici, ce qui est surtout reproché, c’est le caractère simplificateur des complexités de l’âme humaine, assurément irréductible à cinq éléments explicatifs de l’ensemble des comportements. Cette critique se double d’une méfiance à l’égard des possibles effets d’assignation que peut produire le logiciel des blessures de l’âme. En effet, le lecteur/la lectrice des livres à succès de Lise Bourbeau pourrait s’emprisonner mentalement dans l’idée que son profil correspond à une, deux ou trois blessures rhabillées de leurs masques respectifs. Le/la thérapeute qui se fierait trop au pattern pourrait aussi interagir de façon biaisée avec son/sa patient·e, en restreignant l’horizon de son écoute et de ses réactions à ce qui entre dans les cases du modèle.
Néanmoins, cette critique teintée de méfiance a davantage sa place dans une préoccupation générale concernant la déontologie des acteurs de l’accompagnement individuel (quel que le soit leur titre, médecin, psychothérapeute, coach, etc.) que du côté de la mise en cause de la grille de lecture. Car, de toute évidence, quiconque s’en tiendrait exclusivement à des schémas d’analyse ne saurait embrasser toute la complexité d’un vécu ni soigner ou guider qualitativement ses patient·e·s/coaché·e·s.
- De l’usage raisonnée de la grille des « blessures de l’âme »
L’enjeu est donc bien celui des usages que l’on fait de cet instrument d’analyse (comme de tout outil à disposition de l’accompagnement en psychologie et en développement personnel). Proposer, parmi d’autres approches, cette clé de lecture a sa pertinence pour favoriser la libération de la parole sur les « indigérés » d’un parcours : un abandon qui a nourri la peur, une injustice qui a laissé un goût amer, une trahison qui a entamé la confiance, une humiliation qui a fragilisé l’estime de soi, un rejet qui a sapé le désir d’être en relation…
Avec la libération de la parole, vient la possibilité de conscientiser ses façons d’être et d’agir : réaliser que l’on porte des masques, c’est déjà commencer à les tomber. C’est reconnaître l’existence d’un être soi-même dont l’authenticité est brouillée par des trucages comportementaux qui sont parfois en dissonance avec sa personnalité véritable et ses besoins profonds.
Alors, c’est se donner l’opportunité de se responsabiliser par rapport à cet être-soi blessé : devenir son premier soigneur en trompant la prédication que telle ou telle blessure induira toujours telle ou telle façon d’agir ; se laisser tenter par le lâcher-prise et sentir s’effriter le masque qui paraissait pourtant si tenace ; jouir de regagner en liberté quand on échappe aux schémas établis ; innover dans ses façons d’être au monde et faire aussi plus de place, avec bienveillance et en toute écologie relationnelle, aux besoins et aux personnalités des autres…
Marie Donzel, pour le webmagazine EVE