Voilà plusieurs mois que nous entendons fréquemment des épidémiologistes s’exprimer. Mais rarement sur les sujets de mixité, diversités et inclusion. Pourtant, un ouvrage paru au Royaume-Uni en 2018 et réédité en mars 2020 dans la collection de poche des éditions Les liens qui libèrent nous invite à nous pencher sur l’avis des spécialistes de la santé mondiale sur la question des inégalités. Ce livre, c’est Pour vivre heureux, vivons égaux, par Kate Picklett et Richard Wilkinson.
Questionnement de départ : les inégalités auraient-elles des effets sur la santé des individus et sur la condition sanitaire globale de l’humanité ? Une partie de la réponse est évidente : les inégalités de richesse font que la prévention et les soins sont moins accessibles aux catégories de la population les plus pauvres et/ou les moins inséré·e·s et/ou les plus discriminé·e·s.
Mais les moins nanti·e·s ce ne sont pas les seul·e·s qui voient leur santé se dégrader du fait des inégalités. Toute la population témoigne d’un stress accru et de maladies psychiques et somatiques plus fréquentes quand les inégalités se creusent. Picklett & Wilkinson expliquent cela par « l’angoisse d’évaluation sociale ». Plus un pays est inégalitaire, plus les individus perçoivent que des catégories de la population valent moins que d’autres et plus ils sont inquiets de leur propre valeur. De ce fait, chacun·e va entrer dans une sorte de théâtre social en cherchant à renforcer sa valeur perçue par soi-même et par les autres. Ces efforts d’autovalorisation ne sont pas sans conséquences sur autant d’enjeux de santé et de sécurité que la soumission des corps aux épreuves (régimes drastiques, chirurgie, prises de substances, réduction du temps de sommeil…), l’augmentation des prises de risque et du nombre d’accidents (un étonnant graphique reproduit dans le livre établit une corrélation entre le niveau des inégalités dans un pays et la fréquence des infractions routières), la diminution de la quantité et de la qualité des liens sociaux (sachant qu’être privé·e de convivialité correspond en termes de risques pour la santé à un équivalent 15 cigarettes/jour)…
Là où les inégalités sont encore plus vicieuses, nous disent Pickett et Wilkinson, c’est qu’elles sont source d’appauvrissement : le coût de l’autovalorisation pèse lourd sur le budget des individus et des ménages en ce qu’il représente d’exigences de surconsommer jusqu’à l’endettement permanent ; cela représente aussi évidemment un coût environnemental ; et entame enfin la soutenabilité des systèmes de protections sociaux de plus en plus sollicités pour « réparer » les dégâts sur la santé et de moins en moins en capacité d’investir dans la prévention. Les auteurs vont jusqu’à interroger les effets des inégalités sur un possible « appauvrissement cognitif » : en segmentant la population en catégories qui entretiennent peu de relations les unes avec les autres, les inégalités font frein au développement de notre ouverture d’esprit, de notre flexibilité psychologique, de notre intelligence émotionnelle, de notre empathie… Autrement dit, l’acquisition des fameuses « soft skills », reconnues comme les compétences indispensables au XXIè siècle est ralentie par les inégalités sociales.
Reste une question : l’humain a-t-il intrinsèquement une préférence pour les inégalités ? Vaste question philosophique à laquelle les plus pessimistes répondront que le désir d’être plus et d’avoir plus que les autres coule dans le sang de l’espèce et les pragmatiques ajouteront que cela anime un certain esprit de compétition propice à la production de richesses. Les incurables optimistes argueront du fait que l’on sous-estime toujours le goût de la justice des humains. Nos auteurs épidémiologistes décalent le débat en soulignant les limites de la capacité des individus à penser leur santé sur le long terme. Nous sommes cognitivement bien équipé·e·s pour identifier le risque de tomber malades aujourd’hui et savons prendre des actions pour nous en préserver tant que faire se peut à court terme. En revanche, la compréhension des principes de la prévention à long terme est beaucoup plus intellectuelle. Aussi, nous pouvons parfaitement comprendre « sur le papier » que le changement climatique ou les inégalités sociales représentent des risques pour notre santé sans qu’il nous soit si facile de changer nos habitudes afin de nous prémunir de ces risques qui semblent plus lointains.
Alors, comment s’en sortir ? Les auteurs de Pour vivre heureux vivons égaux consacrent deux longs ultimes chapitres aux « voies vers un futur viable » pour « faire advenir un monde meilleur ». Ils en appellent à une révision profonde des paradigmes économiques faisant passer au premier plan l’objectif de réduction des inégalités. Et de s’appuyer sur de nombreux travaux pour affirmer que dans toutes les dimensions de l’activité économique, la performance est plus solide quand les inégalités sont moindres : les entreprises qui ont un écart modéré entre les plus hauts et les plus bas salaires réussissent mieux ; les entreprises qui traitent équitablement leurs fournisseurs produisent des biens qui fidélisent davantage leur clientèle ; les entreprises qui ont une bonne qualité de dialogue social augmentent la performance des individus et des collectifs de travail ; les entreprises qui modèrent leur marge pour proposer des prix justes aux consommateurs bénéficient sur un cycle décennal de plus de confiance de la part des investisseurs ; les entreprises qui sont les plus transparentes avec leurs parties prenantes sont celles qui s’adaptent le mieux aux transformations etc. Alors, il appartient aux décideurs politiques et économiques, nous disent Kate Picklett et Richard Wilkinson, de faire basculer ce qui appartient aujourd’hui à la RSE au cœur même de la chaîne de valeur.