La conversation sur « l’articulation des temps de vie » reste empreinte de l’ombre portée de ce que l’on appelait hier les « corvées » et, aujourd’hui de façon plus « politiquement correct » les « responsabilités familiales et domestiques ». Lesquelles repose encore, à plus de 70% sur les femmes.
Et si pour changer la donne, il fallait changer de regard sur « la vie ordinaire » ? La philosophe Adèle Van Reeth s’intéresse de longue date à cette thématique des banalités du quotidien, fait en large partie de contraintes et de tâches, de rites et d’impensés, de gestes apparemment vidés de sens et de la charge mentale qui s’accumule sans prévenir. Après une série de publications théoriques sur cette question, Adèle Van Reeth propose aujourd’hui un livre plus personnel, inspiré par l’expérience de sa grossesse et de la naissance de son enfant dans le contexte d’une famille recomposée. Et de dire combien la maternité est le lieu de toutes les ambiguïtés, entre scabreuses nécessités et émerveillements sans équivalents. Alors, la vie ordinaire prend d’autres reliefs : elle est l’espace-temps d’une possible liberté de se détacher du strictement matériel en laissant vagabonder son esprit tandis que les mains sont occupées, dans l’exercice de la tâche sans intérêt, à ne rien fabriquer ; elle est le terreau fertile de ce que l’on peut décider, en conscience, de retenir comme important pour soi et de faire grandir en soi.
Il y va de ne plus subir. De ne pas tolérer que les choses de la vie quotidienne s’imposent comme un agenda réglé au millimètre par une organisation au cordeau, ne laissant que peau de chagrin à l’inspiration et la respiration. Mais de les prendre pour ce qu’elles sont, l’inverse de l’aventure, donc le lieu du repos de la précédente expédition et de la préparation de la prochaine épopée. On ne saurait alors, très concrètement et pour ce qui nous intéresse dans la réflexion sur l’égalité de genre, se laisser faire par l’idée qu’il faut bien que les tâches ménagères soient faites et que le défi est de les partager de la façon la plus égalitaire possible avec celles et ceux qui forment le foyer. Mais on pourrait accéder au détachement nécessaire à sélectionner ce qui, dans la vie ordinaire, nous procure des satisfactions sans se faire payer à soi-même ces plaisirs triviaux en se forçant à exécuter ce qui ne nous inspire vraiment rien, ne nous apporte que des sentiments d’ennui ou de colère.
Sensible, poétique, parfois piquant, émaillé de références accessibles à de grandes figures de la pensée moderne des rapports humains (Virginia Woolf, Stanley Cavell, David Thoreau, Simone de Beauvoir…), le récit philosophique que livre Adèle Van Reeth avec La vie ordinaire (Gallimard, 2020) est à mettre entre les mains des femmes et des hommes qui ont envie de sortir des schémas conservateurs pour composer leur propre partition de l’existence en choisissant ce qu’ils et elles gardent des habitudes et traditions et ce qu’ils et elles ambitionnent de vivre autrement que comme la morale l’indique.
Marie Donzel, pour le webmagazine EVE.