Entretien avec Dominique Meurs, Professeure, Université de Paris Nanterre, EconomiX (UMR 7235), Ined, Chaire Travail (PSE) et Cepremap
En France, comme dans la plupart des pays, la lutte contre les discriminations est devenue une priorité politique. L’immense majorité des populations considère que les citoyens, quels que soient leur genre, leur origine, leur orientation sexuelle, leur physique, … doivent bénéficier des mêmes opportunités dans la société et que les rémunérations, à compétences et efforts égaux, doivent être similaires. Ceci a des conséquences sur les politiques publiques, mais aussi sur la gestion des entreprises privées.
Selon vous, qu’en est-il de l’impératif de l’égalité des rémunérations entre les femmes et les hommes ?
Si l’on considère les inégalités salariales entre les femmes et les hommes en France aujourd’hui, on observe souvent une impatience à constater la persistance depuis plus de 20 ans d’un écart brut autour de 25% entre les salaires des femmes et des hommes (tous emplois et temps confondus) et une confusion entre l’exigence d’être traité sans discrimination et la revendication d’égalité salariale stricte entre les femmes et hommes.
Cette incompréhension provient du fait que les différences des caractéristiques productives se sont considérablement estompées, voire renversées. En effet, les nouvelles générations de femmes sont plus diplômées en moyenne que les hommes, les mères conservent très souvent une activité professionnelle et concilient vie familiale et vie professionnelle, quitte à passer à temps partiel, le risque de chômage est semblable pour les deux sexes. Les emplois dans les services sont maintenant majoritaires, ce qui favorisent les femmes, et les professions qualifiées leurs sont toutes ouvertes. Et malgré tout, il reste cette pénalisation salariale importante et un accès difficile aux postes à responsabilité, tant dans de nombreuses entreprises que dans la fonction publique.
Le décret du 8 janvier 2019 était donc une nécessité pour faire avancer le sujet?
Le décret du 8 janvier 2019 répondait donc à une exigence forte pour faire bouger les lignes. En effet, malgré l’existence de nombreuses lois – loi 1972 sur l’égalité salariale, loi Roudy de 1983 avec l’obligation de présenter un rapport de situation comparée, la loi Génisson de 2001 et l’accent mis sur les carrières, enfin la loi Najat Belkacem, 2014 sur l’égalité réelle, avec une attention portée à la conciliation entre vie familiale et professionnelle, – la situation concrète n’évoluait pas beaucoup.
Les dispositions légales antérieures mettaient déjà la nécessité de mesurer les écarts et d’établir un constat partagé et clair. Ainsi l’innovation du rapport de situation comparée avait pour objectif de chiffrer les écarts dans l’entreprise afin d’en débattre avec les organisations syndicales lors des négociations salariales annuelles. Beaucoup de sociétés – y compris la fonction publique – observent cette obligation et ce document est potentiellement riche en informations factuelles sur la situation des femmes dans l’entreprise. On peut regretter que les partenaires sociaux (entreprises et syndicats) ne s’en soient pas suffisamment emparés pour faire avancer l’égalité entre les femmes et les hommes. Cela provient probablement d’un manque de temps et de formation pour se saisir de toutes les informations et en tirer un diagnostic efficace.
Par rapport à ce document légal, la nouveauté du décret est d’établir un indicateur unique et standardisé, doublé d’une obligation de résultat en trois ans, avec une menace de sanction financière (1% de la masse des rémunérations si l’entreprise n’atteint pas un seuil défini). Il y a donc ici un renversement de logique : il ne s’agit pas de montrer que les règles légales sont appliquées, mais de prouver que le fonctionnement de l’entreprise conduit à une égalité effective des rémunérations entre les femmes et les hommes.
En quoi consiste ce nouvel indicateur ?
L’indicateur résume la situation de l’entreprise (avec des modalités légèrement différentes pour les entreprises de moins de 250 salariés) et est construit en quatre parties: la première (40 points) porte sur les écarts de rémunération, avec un découpage par âge (4 classes) et postes (cela peut être les coefficients hiérarchiques de la classification de branche), la seconde (35 points) sur les augmentations et promotions, le troisième (15 points) sur les augmentations au retour de congé maternité (c’est-à-dire que la loi a été appliquée), la quatrième (10 points) sur le nombre de femmes parmi les 10 salariés les mieux payés.
Concrètement, pour les écarts de salaire, les calculs se font par catégorie fine (âge * coefficients) puis les écarts pondérés par les effectifs de chaque groupe sont ajoutés pour donner un écart global. Une différence de 0% rapporte 40 points, un écart de 1% 39 points, 2%, 38 points, …, jusqu’à 20% (0 points). Le principe est similaire pour les promotions et les augmentations. Pour les augmentations au retour des congés de maternité, l’indicateur est binaire : 15 points (100% couvertes) ou zéro. Enfin le dernier indicateur rapporte 10 points si 4 ou 5 des plus hautes rémunérations sont des femmes, 5 points si elles ne sont que 2 ou 3, zéro sinon. Le total maximal est de 100 points. Si l’entreprise est en dessous de 75 points pendant 3 ans consécutifs, elle peut encourir une sanction financière.
Pourquoi est-il toujours difficile d’établir un indicateur synthétique qui ne soit pas exempt de critiques ?
L’indicateur synthétique, comme tout indicateur, est critiquable. Il n’est pas évident à calculer, ne serait-ce que pour définir le champ sur lequel il est construit. Dès qu’il y a pénalité financière, il y a incitation pour trouver les moyens de manipuler l’indice, malgré le détail des procédures dans le décret, ou soupçon de manipulation. On peut regretter à ce sujet que ce ne soit pas les services statistiques de l’Etat qui soient en charge de calculer cet indicateur (ou un autre) en exploitant les DSN (données sociales nominatives) transmises obligatoirement par les entreprises tous les mois pour les différentes formalités administratives de protection sociale. Cela aurait eu l’avantage de soulager la tâche des entreprises et surtout de couper court aux soupçons de manipulation.
Il faut aussi avoir conscience que les choix méthodologiques pour établir cet indicateur n’assurent pas l’égalité salariale entre les femmes et les hommes, même si l’entreprise est à son maximum de 100 points. Ceci provient de plusieurs raisons : d’abord, les calculs sont effectués à partir des rémunérations en équivalent temps plein, ce qui élimine les inégalités de revenus liée au temps partiel, alors que celui-ci est majoritairement tenu par des femmes. Ensuite, sont exclues du calcul par le décret « les primes liées à une sujétion particulière, les heures supplémentaires, les heures complémentaires». L’indicateur est donc fondé sur une rémunération « théorique », pas sur les inégalités totales de rémunération qui comprennent les inégalités dans le temps de travail (soit à temps partiel, soit en dépassement d’horaires) et dans la valorisation de certaines pénibilités liées au poste. Or ces deux éléments sont très souvent la source des écarts de salaires dans les entreprises, le problème étant qu’hommes et femmes n’ont pas les mêmes accès aux différents postes et aux avantages éventuels associés à ces emplois. Enfin, l’indicateur laisse de côté les différences de salaire provenant du fait que les femmes sont sous-représentées dans les échelons supérieurs, ce qu’on appelle le « plafond de verre ». La partie introduite dans l’indicateur sur les promotions ne rattrape pas ce point aveugle, car elle met au même plan les promotions fréquentes des débuts de carrière et celles aux derniers échelons.
Diriez-vous finalement qu’un chiffre ne suffit pas à faire une politique ?
La grande innovation de cet indicateur est la menace de sanctions financières et l’obligation de diffusion. La publication des premiers résultats a déjà montré que les entreprises ont tout de suite cherché à se situer les unes par rapport aux autres et c’est un aspect très positif de ce décret, car cela incite à faire mieux que les autres. Mais le problème est que l’indicateur n’aide pas vraiment à identifier les origines des inégalités effectives et donc à construire des politiques correctrices.
Un indicateur synthétique plus adapté aux objectifs poursuivis aurait été le calcul d’un écart de rémunération « toutes choses égales par ailleurs », à l’instar de l’outil d’autocontrôle LOGIB mis en place en Suisse par le Bureau fédéral de l’égalité entre femmes et hommes, ou dans diverses certifications internationales pour les entreprises. Dans le cas de Logib, l’obtention de marchés publics est subordonnée au score d’égalité, le calcul est fait dans l’entreprise en utilisant un logiciel téléchargeable et gratuit, mais il faut avoir conscience qu’il demande néanmoins un travail important de mise en forme des données.
L’avantage de cette approche est de partir de l’écart de rémunération totale, tous temps confondus, entre les femmes et les hommes, et d’identifier et de hiérarchiser les causes sous-jacentes : temps partiel, ancienneté, ségrégation professionnelle qui écarteraient les femmes de postes avec des primes de sujétion, sous-représentation des femmes dans les échelons les plus élevés… Avec cet instrument, le dialogue social est plus efficace car l’analyse permet de nourrir des discussions concrètes sur ce qui se passe dans l’entreprise. Evidemment, les entreprises n’ont ni les compétences, ni vocation à mener ces études statistiques qui demandent une certaine technicité. Là encore, on peut penser que la statistique publique serait en mesure de réaliser ce type de calculs en se fondant sur les DSN . Elle pourrait envoyer annuellement à chaque entreprise une analyse statistique mettant en relief les composantes de l’écart de rémunération entre les femmes et les hommes et le compléter par un guide de lecture et une aide méthodologique.