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Avez-vous déjà imaginé que le seul fait de désirer quelque chose suffisait à l’obtenir ? Ce fantasme que nous avons tou·te·s expérimenté en faisant dans la petite enfance l’apprentissage de la frustration est qualifié de « pensée magique » quand il persiste à l’âge adulte et peut entraîner des comportements dysfonctionnels, allant du déni obstiné à l’agressivité trépignante, en passant par tout le spectre des manifestations maniaques.
La « pensée magique » a aussi une dimension sociale, quand les mentalités collectives résistent à prendre en compte la réalité, aussi bien dans ses inerties parfois rageantes que dans ses mutations possiblement inquiétantes.
A l’heure où sont réitérées les invitations à exprimer ses besoins (de sens en particulier), son ambition, son être-soi, il a semblé important à la rédaction du webmagazine EVE, de rappeler que vouloir ne suffit pas à avoir, et qu’il est plus utile de se donner les moyens de passer à l’action que d’espérer être exaucé.e par quelque bonne fée en soi cachée.
Entre désir et superstition : la pensée magique comme rempart aux angoisses de frustration
C’est à Sigmund Freud que l’on doit l’idée de « pensée magique ». Dans le chapitre « animisme, magie et toute puissance des pensées » de Totem et tabou, paru en 1913, le pape de la psychanalyse présente comme une névrose la persuasion de l’individu d’être investi de pouvoirs à part qui peuvent « soumettre les phénomènes de la nature » à sa volonté comme le « protéger contre les ennemis et les dangers ».
Renvoyant ce phénomène psychique aux rémanences de cultures primitives hautement marquées par les mythes et superstitions, Freud regarde le délire de toute puissance comme une réponse aux angoisses : comme il faut s’en remettre à la sorcellerie pour faire tomber la pluie indispensable à la germination des récoltes qui nourriront la communauté, l’individu anxieux et/ou frustré divinise sa pensée pour échapper à l’insoutenable vérité : la réalité du monde n’est pas conforme à l’idée qu’il s’en fait.
L’idéaliste, cet·te incurable infantile ?
100 ans après, la critique est sévère, non tant sur l’œuvre de Freud que sur les lectures rapides qui en sont faites et les grilles d’analyse étroites qu’elle légitime. Notamment quand il s’agit de renvoyer toute personne animée par un idéal dans les cordes du désordre mental, du refus de grandir et de se confronter au principe de réalité.
Pour illustration dans le champ de la mixité : la nature a fait la différence des sexes, clament les essentialistes pour ramener au rang de dangereux apprentis sorciers ceux qui aspirent à l’évolution du rapport de genre ; mais regardez la réalité du jour, leur répond-on dans le camp d’en face, vos convictions réactionnaires n’ont pas le pouvoir d’arrêter le mouvement d’émancipation des femmes et de fluidification des identités !
L’installation de la modération en dogme de la raison
Les extrêmes écartés par disqualification réciproque, l’opinion modérée s’impose en garante de la rationalité, de la raison, voire de la vérité. Descartes nous aurait appris que seuls valent le doute (et nous comprenons : suspension de l’opinion), le raisonnement logique (et nous interprétons : argumentation rassurante), la preuve (et nous entendons : état de fait). Avec lui, nous traitons les émotions en simple « activité du corps », de noblesse inférieure à la force d’âme et d’esprit qui donne à réfléchir posément, à décider avec tempérance, à agir avec mesure.
L’ennui, c’est que cette posture de modération contient un risque de lâcheté : « Les modérés s’opposent toujours modérément à la violence » nous dit Anatole France, le Prix Nobel de littérature dont le style d’un prudent classicisme tranche avec un sens de la justice chevillé au cœur. Seul membre de l’Académie française à rejoindre le camp des dreyfusards, il conteste l’idée de civilisation (qui n’est que « l’état des mœurs » à ses yeux), dénonce les hypocrisies et s’indigne avec ferveur que l’on accorde à la foule grégaire la force du juste…
Les « pensées magiques » du collectif
… D’autant que pour Anatole France comme ce le sera pour tout le courant de la sociologie des facteurs culturels et des dynamiques de domination (dont le plus connu en France, Bourdieu et de l’autre côté de l’Atlantique Robert King Merton), la loi, la règle, la raison admise par la majorité ne sont pas tant des marques de la vérité que les fruits de rapports de force implicites et de perceptions biaisées de la légitimité.
Car le collectif aussi a ses pensées magiques. La plus flagrante est le mythe de « l’homme providentiel », ce héros religieux, militaire ou politique qui serait capable de résoudre toutes les crises et tant qu’il y est, de répandre prospérité et bonheur sur le monde.
Les pensées magiques du collectif, ce sont aussi toutes ces attentes infusées de stéréotypes qui refusent à l’individu l’expression de son être-soi singulier pour les besoins de la conformation à la norme. Au ComEx, on veut bien des femmes, mais alors des vraies femmes, qui apportent de la douceur, de la fraîcheur, du sens de l’organisation, de la vision long terme. Quelle déception, si elles ne correspondent pas ! Quelle trahison de l’idéal de la féminité si elles se révèlent aussi « masculines » voire plus encore, que les hommes.
Les pensées magiques du collectif, c’est encore la croyance en des mécaniques simples pour résoudre des problèmes complexes : face à la pauvreté, faisons sauter les digues du droit du travail ou des lourdeurs règlementaires pour que ruisselle allègrement la richesse ; face au changement climatique, adoptons de petits astuces en mode « nudge » sans s’attaquer au changement radical de mindsets, ; face au plafond de verre et aux inégalités professionnelles, démontrons que la mixité est facteur de performance et adoptons des politiques de quotas pour promouvoir massivement des femmes, la mise en visibilité de rôles modèles fera « magiquement » le reste.
Sortir de la pensée magique en matière de diversité
Croire que la diversité crée automatiquement de la performance économique relève en effet d’une forme de pensée magique. Les travaux de la Dr. Carol Kovach, professeure à l’UCLA, démontrent même que certaines équipes multiculturelles sont moins performantes que les équipes monoculturelles. Quelle frustration : quand on pense au mal qu’on s’est donné pour trouver des « différent·e·s » à mélanger à des « normaux » !
La même Kovach a cependant pu démontrer au cours des mêmes recherches que certains collectifs multiculturels sont sensiblement plus performants que les groupes d’entre-soi.
Mais alors, pourquoi parfois ça marche et parfois ça déraille ?!
Ce qui fait la différence, c’est le management de la diversité. Autrement dit, tout le travail que demande l’inclusion pour créer un environnement favorable à l’expression de la singularité de chacun·e afin qu’elle/il puisse apporter le meilleur de soi au collectif.
De la conviction à l’action : humilité et courage
C’est donc bien un vrai travail qu’appelle le changement. Un travail d’humilité, pour commencer, qui demande de se libérer de ses propres pensées magiques, de supporter que le réel ne soit pas à l’image de l’idée qu’on s’en fait, d’accepter que l’on a des préjugés et présomptions, de questionner ses opinions… De revoir aussi son image de soi, surtout si l’on a tendance à se laisser porter par le fantasme de toute-puissance : on est et reste humain·e et le périmètre de ce que l’on contrôle est somme toute très limité.
Pour autant, ce serait trop facile de jeter l’éponge en se contentant pour tout acte de transformation d’un apaisement avec soi-même. Il y a bien nécessité de contribuer au changement, qui plus est si on est en position de responsabilités. La vision y a sa place, la conviction et l’idéal aussi. Le courage aussi, d’aller contre ses propres opinions s’il y va de l’intérêt général (la grande Simone Veil, plutôt hostile au féminisme et personnellement mal à l’aise avec l’IVG mais convaincue que c’était une avancée pour la société, nous a montré le cap) mais aussi contre la pression du fait majoritaire.
Marie Donzel, pour le webmagazine EVE