Tou·te·s, nous traversons des épreuves au cours de notre existence. Certaines blessent, laissent des marques plus ou moins cuisantes, des cicatrices parfois, peuvent transformer notre personnalité ou l’empêcher de donner le meilleur d’elle-même.
Longtemps, on a traité le sujet sous l’angle du « travail de deuil », convoquant la terrible idée que quelque chose meurt définitivement en soi quand certaines douleurs atteindraient irrémédiablement l’intégrité. Puis, la notion de « résilience » s’est popularisée dans les années 1990, apportant une vision plus positive de la résistance aux souffrances et amenant la possibilité de surmonter les épreuves de façon constructive.
Mais que recouvre exactement cette notion de résilience ? Quelle est son historique ? Comment développer ses propres capacités de résilience ? Quelles critiques la notion suscite-t-elle ? On fait le point.
De la physique à l’écologie, en passant par l’informatique : toute une métaphore de la plasticité régénérante
Résilience vient du latin resilio qui signifie « revenir en sautant ». La résilience, c’est donc étymologiquement la capacité à rebondir.
Le terme est d’abord employé en physique pour désigner l’énergie absorbée par un matériau lors de sa déformation. Quand on tord une plaque de métal ou de plastique sans la briser, vous aurez sans doute remarqué qu’elle dégage de la chaleur. Il y a bien production et diffusion d’énergie par un corps soumis à brutalisation.
La métaphore physique est reprise dans la grammaire informatique pour qualifier la capacité d’un système à persister à fonctionner malgré une panne : une appli de votre ordi bugue, mais cela ne fait pas brûler toute la machine ni n’empêche même d’autres fonctionnalités de continuer à bien fonctionner. Le système résiste à ses failles, et mieux que ça, il vous propose après redémarrage de récupérer vos fichiers et éventuellement de réparer les dégâts causés par la panne.
C’est ensuite dans le champ des sciences environnementales que l’on retrouve la notion de résilience : quand une espèce est menacée, tout l’écosystème se met à dérailler ; mais il suffit que l’on réintroduise et/ou protège l’espèce, pour que tout son environnement recommence à se régénérer. Ainsi, par exemple les fonds marins dévastés par la pêche en eau profonde se montrent résilients quand on renonce aux méthodes de pêche les plus destructrices et après quelques années, la diversité des espèces animales et végétales se rétablit.
Pourquoi certain·e·s se remettent mieux que d’autres d’expériences douloureuses ?
La notion de résilience fait son apparition dans le lexique de la psychologie puis du développement personnel à partir des années 1940 avec les travaux d’Emmy Werner & Ruth Smith, deux professeures californiennes qui étudient le comportement d’enfants ayant subi des expériences traumatisantes. Elles constatent que certain·e·s parviennent mieux que d’autres à surmonter les épreuves et émettent l’hypothèse que cette variation des capacités à se remettre d’expériences douloureuses dépend d’une part des qualités personnelles des individus (innées ou acquises par socialisation) et d’autre part de l’environnement dans lequel ils évoluent.
Pour en avoir le cœur net, elles vont étudier sur trois décennies une cohorte de 698 enfants hawaien·ne·s né·e·s en 1954. A l’issue de cet ample travail de terrain, elles tirent trois grandes conclusions :
– Comme elles en avaient eu l’intuition, nous ne sommes pas égaux devant la capacité à faire face à un événement traumatique. Les individus qui ont pu développer un bon niveau d’estime de soi, d’autonomie et de confiance, qui ont été formés à « l’esprit de solution » (il n’y a pas de problèmes, rien que des solutions à imaginer !), qui ont des aptitudes à la sociabilité et certain sens de l’altruisme se reconstruisent plus vite et plus robustement que ceux chez qui de telles compétences n’ont pas été suffisamment déployées.
– Deuxième hypothèse confirmée : un environnement contenant, cadrant et sécurisant, chaleureux et respectueux de la parole de chacun·e favorise grandement la reconstruction des sujets traumatisés.
– Mais là où ça va plus loin, c’est que ceux qui ont pu bien se reconstruire se révèlent des individus plus forts qu’ils ne l’étaient avant de traverser l’épreuve.
La résilience, c’est donc en synthèse, cette capacité à mobiliser ses propres ressources et celles d’un entourage positif qui permet de sortir plus fort·e d’une expérience traumatisante.
L’arbre de la vie de Cyrulnik
Le concept de résilience devient ultra-populaire quand le neuropsychiatre Boris Cyrulnik s’en empare en allant non pas chercher du côté des travaux d’Emmy Werner & Ruth Smith mais en s’inspirant plutôt de ceux du psychanalyste anglais John Bowlby, parmi les pionniers des théories de l’attachement avec Winnicott ou Lorenz.
Bowlby définit la résilience comme un « ressort moral » profondément ancré dans l’intimité d’un individu. Ce ressort, acquis selon lui au travers d’une relation mère-enfant de forte proximité assurant un sentiment de sécurité pérenne, aurait le pouvoir de retarder (voire d’empêcher) les moments de découragement et plus généralement de fabriquer des individus qui ne « se laissent pas abattre ».
Cyrulnik se pose la question d’un éventuel gène de la résilience qui rendrait certain·e·s mieux doté·e·s par la nature pour résister aux épreuves. Il évoque notamment le rôle de la sérotonine (« l’hormone du bonheur ») et de ses vecteurs neuronaux dans les variabilités de la capacité à vivre les épreuves pendant et à récupérer après.
En parallèle de ses recherches scientifiques sur une possible essence biologique de la résilience, Cyrulnik vulgarise le concept en en faisant un champ du développement personnel. Même celles et ceux qui ne seraient pas les mieux doté·e·s par la nature pour se réparer et se renforcer peuvent s’outiller en compétences de résilience. Une bouffée d’espoir pour toutes et tous celles et ceux qui se débattent avec leurs démons du passé et trouvent dans la métaphore de l’arbre de la vie toute une philosophie optimiste : un arbre dont une branche se casse peut non seulement poursuivre sa croissance là où il est intact mais de surcroît voir bourgeonner à nouveau de jeunes pousses sur sa surface amputée. Les blessures sont inévitables au cours d’une existence mais elles n’abolissent pas l’élan de vie, pourvu qu’on l’entretienne !
Comment développer ses capacités de résilience?
Pour Cyrulnik, fils spirituel de Bowlby, l’attachement est clé dans le développement des capacités de résilience. Il ne se limite cependant pas au rapport parent-enfant dans la prime enfance : tisser des liens de confiance et de solidarité tout au long de sa vie augmente la capacité à prévenir le risque traumatique autant qu’à se réparer si trauma il y a. Il prend l’exemple du soldat à la guerre qui, s’il est intégré dans un collectif soudé s’expose moins au syndrome de stress post-traumatique que s’il est isolé au combat comme à son retour du front.
Ensuite, il y a l’acceptation. Du fait éprouvant et de la souffrance qu’il produit. Autrement dit, le déni est le pire ennemi de la résilience ! A l’inverse, la prise de conscience fait objectivement du bien… Inutile de chercher à se persuader qu’une agression qu’on a subie n’est pas « bien grave » si ce qu’on en a ressenti est bel et bien douloureux. Chagrin, colère, peur sont des réflexes normaux et savoir les accueillir procède de l’intelligence émotionnelle.
Enfin, il y a l’action : pourquoi ne pas faire de son traumatisme un espace d’empowerment ? ainsi par exemple, prendre des responsabilités dans une association de défense des droits des malades peut contribuer à soigner l’affection psychologique qui a été de pair avec les souffrances physiques de la maladie. On peut aussi décaler le motif de l’action : ne pas s’engager dans une cause qui fait immédiatement écho à un vécu pénible, mais s’engager quand même dans quelque chose qui fait sens pour soi… Occasion au passage de révéler des compétences cachées, formidable moteur pour (re)prendre confiance.
De l’apologie de la résilience à la rhétorique « anti-victimaire » ?
On ne s’arrêtera pas ici sur les critiques adressées directement à la personnalité et aux travaux de Cyrulnik, dont le succès médiatique et commercial a suscité autant de retours admiratifs que de contestations de sa légitimité. On préfère interroger les effets d’une tentation de l’apologie de la résilience, pouvant aller jusqu’à l’injonction à aller bien ! Quand cela ne tourne pas carrément à un certain mépris de celles et ceux qui ne résilient pas aussi vite ni aussi bien qu’il faudrait. C’est la question de la considération des victimes qui est ici posée.
Le néologisme « victimaire » est à ce titre très ambigu. Il peut qualifier une personne qui fait usage de son passé douloureux pour manipuler autrui, en cherchant à s’attirer une affection inappropriée voire une indulgence imméritée, et va s’autoriser des comportements dysfonctionnels en se donnant l’excuse d’avoir été soi-même traumatisée. Ainsi le/la harcelé·e qui devient harceleur ou l’enfant battu qui devient violent à son tour. Mais sans jamais verser dans le déterminisme ou la prophétie autoréalisatrice, il ne faut pas négliger que les traumatismes affectent la personnalité et le comportement, comme l’avaient démontré Werner et Smith, et savoir au contraire prendre en compte avec empathie l’impact des épreuves que quelqu’un·e a traversées pour mieux interagir avec.
Dans le langage courant, « victimaire » est aussi trop souvent devenu synonyme de refus de considérer les victimes : sous des discours encourageant la personne à remonter en selle, à ne pas se laisser abattre, à prendre son destin en main au lieu de perdre son temps à pleurnicher sur son propre sort, peut se cacher une invitation à ne pas trop s’écouter et surtout à faire le moins de bruit possible pour ne pas gâcher l’ambiance ! Alors, c’est la double peine pour les victimes : souffrant de ce qui les a directement touchées, elles se retrouvent silenciées et possiblement dépréciées pour leur supposé déficit de courage et de capacité à résilier. Un contre-sens absolu à la philosophie de la résilience qui veut précisément qu’on accueille la victime d’un temps en soi et en l’autre pour tou·te·s s’aider à se réparer.
Marie Donzel, pour le webmagazine EVE