Fût un temps où l’on ne parlait presque jamais d’égalité femmes/hommes, à part peut-être le 8 mars de chaque année. Les temps ont changé : il ne se passe plus une journée sans que le sujet soit évoqué dans les médias, les mouvements d’engagement se multiplient et exercent leur influence via les réseaux sociaux, les entreprises communiquent assidûment sur leurs politiques en faveur de la mixité, les personnalités politiques de tous bords n’attendent plus d’être interpellées sur la question pour se positionner… Toutefois, les progrès réels sont encore trop lents et, selon certain·e·s expert·e·s, la « gender fatigue » guette. Mais c’est quoi, au juste, cette « gender fatigue » ?
Du « dilemme idéologique » à la résignation
Le concept de « gender fatigue » apparait en 2009 sous la plume d’Elisabeth Kelan, professeure à l’Université de Cranfield, experte du leadership, des questions de diversité et du management intergénérationnel. Dans un article consacré au « dilemme idéologique » qui confronte le mythe de la neutralité de l’entreprise aux actions de lutte contre les inégalités, elle définit la « gender fatigue » comme suit : « phénomène par lequel s’épuise l’énergie d’agir pour faire du lieu de travail un espace neutre, alors même que les discriminations ont encore cours ».
En d’autres termes, la « gender fatigue » est une forme de résignation : quand sur le front de l’égalité entre les femmes et les hommes et de l’inclusion, ça ne bouge pas ou seulement à pas comptés, à quoi bon continuer à s’engager ?
D’autant qu’à la « gender fatigue » de celles et ceux qui auraient bien voulu que ça change mais se lassent de fournir tant d’efforts pour si peu de résultats, il faut ajouter l’agacement de celles et ceux qui estiment que bien des progrès ont été accomplis (et qu’il faudrait arrêter un peu de se plaindre !), ainsi que l’exaspération de celles et ceux qui ne voient pas où est le problème et en ont assez d’entendre parler quotidiennement d’un problème qu’ils/elles estiment ne pas les concerner. Marre de parler de l’égalité femmes/hommes, en somme !
La crédibilité des politiques d’égalité en question
Quel que soit le versant depuis lequel on l’aborde, le phénomène de « gender fatigue » procède d’un même soupçon à l’endroit des politiques d’égalité : on doute de leur efficacité et on met en cause leur crédibilité ainsi que leur sincérité.
Pour les un·e·s, c’est beaucoup de « blabla » pour peu d’actions dotées de vrais moyens ; pour les autres, c’est une affaire superficielle qui n’a d’autre fonction que de détourner l’attention de « vrais problèmes ». Dans tous les cas de figure, l’égalité de genre est perçue comme un sujet annexe, avec une partie qui le déplore mais s’en fait une raison et une partie qui n’y a de toute façon jamais vraiment cru.
Le « femwashing » sème le doute…
Dans la critique passive des politiques d’égalité que contient le phénomène de « gender fatigue », il y a d’abord une silencieuse accusation portée contre les actions qui se résument, ou semblent se résumer, à des opérations de communication. Tout ce qui se rapproche du « femwashing », quand la valeur d’égalité femmes/hommes et l’intention d’inclusion sont par trop vendues comme un instrument d’image eu égard aux moyens réels qui sont investis pour en faire une réalité.
La suspicion est maussade, qui semble refuser à l’enjeu d’égalité toute forme de « glamourisation » visant à rendre la thématique enthousiasmante pour le plus grand nombre. Mais elle dit aussi les limites de l’action dite « symbolique » : annonces officielles, campagnes de communication et dans une certaine mesure signatures de charte ont une force de conviction minimale si les actes ne suivent pas et surtout, si les résultats ne s’observent pas.
Plus encore, les actions de communication s’avèrent carrément contre-productives si le delta est trop grand entre les discours tenus et le vécu des parties prenantes. Rien de pire, par exemple, qu’un·e dirigeant·e parlant de ses convictions sur l’égalité dans les médias avec des trémolos dans la voix si les femmes et hommes qui vivent le quotidien de l’entreprise n’ont (presque) que des insatisfactions en la matière…
Sous la vague de l’apparent apaisement, la lame de fond du désengagement
Quand la « gender fatigue » s’installe, le désintérêt pour les questions d’égalité prend d’abord les apparences d’une résolution pacifique des problématiques du plafond de verre, du sexisme ordinaire, des écarts de salaire etc. Les un·es et les autres prennent l’inégalité femmes/hommes comme un état de fait avec lequel elles/ils traitent individuellement, comptant y trouver leur compte tant bien que mal. On attribue des qualités stéréotypées aux femmes ? Qu’à cela ne tienne, se disent certaines, autant en jouer pour faire sa place. Les perspectives de carrière sont limitées pour moi dans la boîte ? Ok, je vais investir d’autres espaces de mon existence et pourquoi pas me recentrer sur la vie familiale ! Je pourrais au mieux arriver numéro 2 ? Vu que c’est autant de responsabilités et de contraintes que numéro 1, les avantages en moins, je vais me contenter d’être numéro 10, numéro 20, voire numéro 100, c’est moins ambitieux mais moins fatiguant.
Voilà précisément ce que « gender fatigue » entraîne : des réflexes individualistes en climat de désengagement. La confiance en l’organisation s’effrite, le lien entre destin personnel et participation au collectif de travail se dénoue… Et, conséquemment, les vieux réflexes refont surface : pour Kelan, l’universitaire à l’origine du concept, la « gender fatigue » rétablit le déni de discrimination chez les personnes discriminées elles-mêmes, plus promptes à se reprocher de n’être pas à la hauteur quand elles se heurtent au plafond de verre, à nourrir du complexe d’imposture et à s’enliser dans l’autocensure. La confiance en soi et l’esprit d’audace en prennent un sacré coup !
La « gender fatigue », plus nocive que les stéréotypes ?
Ces effets délétères de la résignation amère font dire à Kelan que la « gender fatigue » est aujourd’hui plus à craindre que les biais de genre. Plus exactement, la « gender fatigue » rend le biais de genre plus difficile à cerner et à traiter. Car quand la grille de lecture des inégalités de genre est autorisée, le stéréotype sexiste constitue une forme d’agression identifiée susceptible de susciter la réaction et l’engagement en faveur du changement. Mais quand il n’y a plus, ou trop peu de place pour adresser les relations professionnelles et les enjeux de carrière sous l’angle des inégalités liées au genre, le fait de discrimination est plus facilement post-rationnalisé avec un retour aux critères de mérite et de performance les plus conservateurs : « si elle n’a pas été promue, ça n’a rien à voir avec le fait que c’est une femme et qu’elle vient d’être mère, mais basiquement, en ayant été absente 2 mois et demi et en étant moins disponible depuis la naissance de son petit, elle n’a pas fait son chiffre ! » Où l’on voit resurgir la culture du présentéisme, celle du court-termisme et celle de l’évaluation par le quantitatif roi !
Un effet « backlash » entravant la transformation
Avec son cortège de dénis et de replis conservateurs, la « gender fatigue » est à rapprocher des effets « backlash » tels que les a théorisés en 1991 l’essayiste Susan Faludi. Par « backlash », elle entend le « retour de bâton » qui, au cours de l’histoire, a par trop souvent fait suite aux mouvements d’avancées des droits et libertés des femmes. Et ce retour de bâton, explique-t-elle, prend des formes toujours plus subtiles de réaction à la montée en puissance des femmes. Ainsi, par exemple, le sexisme dit « bienveillant » va remplacer la misogynie crasse : on ne dit pas aux femmes qu’elles ne sont pas capables d’exercer des responsabilités, mais on valorise leurs prétendues qualités « essentielles » pour mieux les assigner à des fonctions spécifiques du champ des responsabilités.
Et voilà comment on tue dans l’œuf l’effet mixité attendu de la participation des « minorités actives » comme Serge Moscovici désigne les représentant·e·s des « diversités ». Pour le socio-psychologue, celles et ceux que leur position dans une société donnée place en situation de « différent·e·s » sont appelé·es, pourvu qu’ils/elles soient en nombre suffisant pour être audibles, à défier les systèmes. En apportant un point de vue décentré, en soulevant des enjeux inexplorés, en ouvrant des angles neufs, en proposant des solutions à leurs problèmes qui peuvent aussi répondre à des enjeux les dépassant, elles/ils sont force de transformation et d’innovation. Leur empowerment est donc bel et bien une nécessité pour le corps vivant qu’est l’organisation. Cet empowerment passe par la conscience de soi en tant qu’appartenant·e à un groupe périphérisé et par la compréhension des dynamiques de périphérisation.
Concrètement, cela signifie que quand la « gender fatigue » décourage les femmes de se penser en tant que membres d’un collectif au vécu partagé des inégalités de genre (entre autres marqueurs de présence au monde, bien sûr), de s’intéresser aux mécanismes du plafond de verre et de se mobiliser pour le faire éclater, c’est tout le corps social qui se prive du potentiel transformateur de la mixité.
Un appel à des politiques de mixité efficientes et constructives
Dans ces conditions, ce que le phénomène de « gender fatigue » met en exergue, c’est la nécessité de construire des politiques d’égalité efficientes, robustes, durables et constructives.
- Des politiques d’égalité efficientes, ce sont des corpus d’actions en faveur de la mixité témoignant d’un bon ratio effort/résultats, avec une attention particulière portée aux populations auxquelles l’effort est demandé. Concrètement, cela signifie que si l’on encourage la participation des femmes d’une entreprise au réseau mixité de celle-ci, ce qui implique un surplus d’engagement de leur part, il faut que cela soit payé de mise en visibilité prometteuse, d’accès réel aux opportunités, de possibilité effective de faire entendre leur voix et d’ouvrir les voies de leur progression. Si on demande au management de se montrer vertueux en matière d’inclusion, il faut en faire un critère de performance significativement récompensé, en recourant par exemple à des KPIs entrant en ligne de compte dans le calcul de la rémunération variable.
- Des politiques d’égalité robustes et durables, ce sont des politiques qui résistent aux changements de la gouvernance ou du management. Ce n’est pas à la vocation égalitaire des personnes en place que la force des politiques d’égalité doit tenir, mais à une inscription de l’objectif a minima dans le plan stratégique, voire dans le projet culturel pérenne de l’organisation. C’est dans le socle de valeurs fondamentales de l’entreprise que l’inclusion trouve sa place, en cohérence avec la promesse employeur mais aussi avec la promesse de marque. Le discours de l’entreprise citoyenne, responsable et ouverte sur le monde ne saurait s’adresser aux consommateurs/consommatrices sans se refléter dans l’organisation interne.
- Des politiques d’égalité constructives, ce sont des politiques portées par l’ambition de la transformation. A ce titre, elles proposent principalement des évolutions des règles du jeu au travers de l’instruction de toutes les façons de voir et de faire qui ont indirectement produit du déficit de diversité et des effets d’inégalités. Par exemple, le recrutement quasi-exclusif d’ingénieur·e·s à certaines fonctions n’est évidemment pas délibérément conçu pour écarter les femmes, mais dans un contexte où des écoles d’ingénieur·e·s ne sort qu’une femme pour quatre hommes, ces fonctions se trouvent, dans les faits, massivement occupées par les hommes. Pour corriger le tir, on peut œuvrer à la stimulation des vocations scientifiques chez les jeunes filles, mais dans le même temps, on peut aussi se re-pencher sur le corpus des qualités attendues à ces fonctions pour envisager qu’elles puissent correspondre à des profils issus de formations diplômant davantage de femmes… Et plus généralement, de personnes issues de cultures, d’expériences, d’approche diversifiées qui ont aussi leur mot à dire sur les voies de la création de valeur ajoutée.
Marie Donzel, pour le webmagazine EVE