Nous avions eu la chance de l’interviewer il y a un peu plus d’un an à propos de son étude sur le poids des normes dites masculines sur la vie professionnelle et personnelle des hommes du monde de l’entreprise.
Depuis, nous l’avions revue en plusieurs occasions, lors de la journée des réseaux de femmes de Danone ou très récemment de la Garden Party d’EVE.
Nous avons aussi suivi de près son actualité : la remise d’un passionnant rapport sur l’égalité entre filles et garçons dans les modes d’accueil de la petite enfance en mars dernier et sa nomination au poste de secrétaire générale du Conseil Supérieur de l’Egalité Professionnelle.
Une nouvelle rencontre s’imposait pour dialoguer avec elle sur tous ces sujets.
.
Programme EVE : Bonjour Brigitte. Vous avez remis en mars dernier à la Ministre des Droits des Femmes un rapport sur l’égalité fille/garçon dans la petite enfance. Pourquoi ce thème?
Brigitte Grésy : Je m’occupe de la question des stéréotypes depuis de nombreuses années. Je l’ai explorée dans les médias, dans les entreprises… Il me semblait que le sujet de l’école, quant à lui, était bien alimenté par de nombreux-ses chercheurs et chercheuses de qualité, mais que celui de la petite enfance était beaucoup moins regardé.
Or, il se passe énormément de choses et des choses fondamentales avant trois ans : c’est le temps des apprentissages du corps, de la propreté, de la différence… C’est un temps de vie incroyablement intéressant pour penser « les stéréotypes d’habitude », ceux que l’on ne soupçonne pas…
.
Programme EVE : Ceux que l’on ne soupçonne pas, mais aussi ceux dont on ne veut pas forcément entendre parler. Ca ne concerne plus les patrons de presse ou d’agence de pub ni les managers et chefs d’entreprise mais ça touche au grand public, et ça le touche dans sa vie intime, dans la sphère familiale et dans son rapport aux enfants… N’y a-t-il pas là quelque chose de très audacieux, voire subversif?
Brigitte Grésy : Je ne trouve pas le sujet subversif en soi. Mais il est vrai qu’il l’est devenu, dans le contexte, avec les débats très passionnés autour du mariage pour tous. Cependant, j’avais conscience, en m’attaquant à ce sujet très « grand public », qu’il faudrait que je l’aborde sans heurter, sans que les individus se sentent mis en cause personnellement dans leur façon d’éduquer leurs enfants.
C’est pour cela que j’ai choisi l’angle de la « perte de chance » : il ne s’agit pas de dénoncer pour dénoncer mais de montrer qu’il serait dommage de priver nos enfants de tout un pan de leurs capacités en les emprisonnant dans des stéréotypes. Il faut donner à nos enfants l’opportunité de « cueillir toutes les fleurs du hasard », une expression que j’emprunte à Jaurès.
J’ai aussi veillé, dans mon rapport, à conserver toute sa place à la différence sexuelle. Je ne prône pas la neutralisation du genre comme dans certaines crèches et écoles suédoises, je ne parle pas de gommer les différences mais seulement de reconnaître que filles et garçons, tout en étant différents, ont les mêmes potentialités. Nous ne sommes pas dans le déni de la différence, mais pas non plus dans une théorie de la complémentarité. On peut reconnaître et vouloir l’altérité tout en admettant que petits garçons et petites filles ont le même rapport initial à la puissance mais aussi à la frustration et à l’incomplétude.
.
Programme EVE : Pourtant, la petite fille qui exprime sa puissance est volontiers qualifié de « garçon manqué », une expression paradoxalement « flatteuse », qui n’a pas son équivalent au masculin…
Brigitte Grésy : « Garçon manqué », c’est le résultat d’une double asymétrie. La première, c’est la répartition stéréotypée des espaces entre l’extérieur, attribué aux garçons, et l’intérieur, attribué aux filles. La seconde asymétrie, c’est que tout ce qui est connoté masculin est valorisé, y compris pour les filles qui s’en emparent. Et que tout ce qui est connoté féminin est dévalué, surtout pour les garçons. Les petites filles ne sont pas découragées de prendre exemple sur les petits garçons, mais il est interdit aux petits garçons de prendre exemple sur les petites filles.
Etre une « fille manquée », ça n’existe pas, ça mettrait directement en cause la virilité et vous sentez bien les relents d’homophobie que ça éveillerait.
Mais ce qui est intéressant, c’est qu’il y a des renversements permanents dans les stéréotypes : le petit garçon qui exprime son attirance pour les jouets et les vêtements « de fille » rend son père fou de rage, mais le collaborateur des années 2000 qui adopte les codes réputés « féminins » dans ses rapports de travail est valorisé par son supérieur pour son sens de la conciliation et ses capacités d’écoute.
.
Programme EVE : Votre rapport fait une série de 15 propositions autour de 5 axes principaux. Vous les avez rassemblées sous le titre de « démarche Pass’âge ». Pourquoi une telle dénomination?
Brigitte Grésy : Parce que j’aime jouer sur les mots et que je crois au poids du vocabulaire et à la fonction poétique de la langue. La métaphore, c’est le langage qui va droit au coeur.
Alors, « Pass’Âges », voilà, c’est parce que les enfants ne sont pas sages (rire)! C’est aussi parce qu’ils sont, à cet âge-là, en période de passage, de transition vers le monde des grands. Et parce que nous sommes tous des passeurs, parents, grands-parents, enseignants, éducateurs et éducatrices, des passeurs, c’est ce que nous voulons être pour nos enfants.
.
Programme EVE : Le premier axe de la démarche « Pass’Âge » est consacré à la formation des personnels de la petite enfance… Ne craignez-vous pas de rencontrer des résistances au sein de ce milieu, d’ailleurs très féminisé?
Brigitte Grésy : Notre démarche est tout sauf culpabilisante. Il n’est pas question de faire porter la responsabilité d’une éducation sexiste sur les professionnels de la petite enfance. On est tous et toutes bourré-es de stéréotypes, ce n’est pas réservé aux assistant-es maternel-les!
Mais il est vrai que dans ce secteur, très féminisé, les personnels sont très investis, très impliqués, très proches des enfants et peuvent parfois oublier que ce qu’ils exercent, c’est un vrai métier, et non des capacités naturelles à prendre soin des petits. Les compétences du « care » sont comme toutes les compétences, elles s’apprennent et elles s’oublient. Il suffit de voir les grands-parents avec les petits-enfants : quand vous tendez un nourrisson à sa grand-mère, elle s’exclame « Mais je ne vais plus savoir comment faire! ». Ce n’est pas inné, ce n’est pas non plus proprement féminin de savoir s’occuper d’enfants.
.
Programme EVE : Il faut donc en passer par une revalorisation de ces métiers, qui pourrait aussi favoriser la mixité des professionnels de la petite enfance, ce qui est un autre axe de la démarche « Pass »Âge »?
Brigitte Grésy : Il faut en passer par une revalorisation des métiers à la personne de façon générale.
Il faut aussi mettre l’accent sur la formation et c’est pour ça que le rapport propose la création de nombreux outils interactifs pour travailler sur l’égalité avec les tout petits.
Mais la mixité des personnels est effectivement indispensable : il important que les enfants de moins de trois ans soient au contact d’éducateurs et d’éducatrices, des deux sexes.
.
Programme EVE : Je voudrais à présent vous interroger sur vos fonctions au Haut Conseil à l’Egalité Femmes/Hommes et au Conseil Supérieur à l’Egalité Professionnelle. Quel est le rôle de ces deux instances?
Brigitte Grésy : Le Haut Conseil à l’Egalité Femmes/Hommes remplace l’Observatoire de la Parité. C’est une instance indépendante rassemblant des élus, des représentants de l’Etat et des collectivités, des experts et qui a pour mission d’approfondir tous les sujets de l’égalité femmes/hommes en dehors de la sphère professionnelle : la parité en politique, la question des stéréotypes, les relations de la France avec les autres pays du monde en matière de droits des femmes, les droits du corps, les violences…
Le Conseil Supérieur à l’Egalité Professionnelle, dont je viens d’être nommée secrétaire générale, est une instance paritaire qui envisage toutes les problématiques d’égalité professionnelle, comme son nom l’indique. Dans ce cadre, je viens de lancer une grande enquête sur le sexisme dans les relations au travail.
.
Programme EVE : Avec la renaissance du Ministère des Droits des Femmes, le réveil ou la création d’instances comme celles dont on vient de parler, la médiatisation croissante des questions de genre, la loi Copé-Zimmermann et d’autres dispositifs favorables à l’égalité femmes/hommes, il semble qu’on assiste aussi à un certain »backlash » : des mouvements masculinistes de résistance à la montée en puissance des femmes font parler d’eux…
Brigitte Grésy : Il n’y a rien d’étonnant à ce qu’il y ait une forme de « backlash ». Ce qui déclenche quelques tensions, c’est, je crois, l’accès des femmes aux postes de responsabilité et de direction.
Oui, quand on met en place des politiques d’égalité avec des objectifs chiffrés, on débouche sur une vraie promotion des femmes. Et ça bouscule les habitudes, d’autant que les hommes ne veulent pas voir parfois que c’est eux-mêmes qui bénéficiaient auparavant de mesures de discrimination positive qui ne dit pas son nom, par cette cooptation généralisée en leur faveur.
Il y a probablement chez certains, quelque chose qui ressemble alors à de la peur et qui peut évoluer vers une nostalgie du passé. C’est ça, le masculinisme. Cette nouvelle résistance, c’est aussi le signe que ce qui se passe en ce moment, pour les femmes, correspond à un vrai changement, qui va bien au-delà des discours.
Pour autant, il faut rester vigilant-e face à ces tensions nouvelles, même si elles sont loin d’être généralisées : je crois qu’il faut plus que jamais jouer le partage (au travail et à la maison) et se méfier de la montée de l’énervement des hommes. Face à cela, la ruse a ses vertus et il est assez malin de séduire et flatter les hommes en tentant de les convaincre qu’ils seront plus beaux, plus heureux et plus « sympas » s’ils sont luttent contre le sexisme. Mais la ruse a ses limites et je crois qu’il faut surtout faire appel à leur intelligence et à leur compréhension des enjeux, et donc incessamment resituer et recadrer le débat, adopter un positionnement expert, s’appuyer sur les chiffres, les faits, faire des propositions efficaces, fixer des objectifs, évaluer les impacts…
.
Propos recueillis par Marie Donzel