Quelles sont les vertus du rire au travail ?
Olivia Gazalé : Au travail, le rire est un outil extraordinaire : il fluidifie les rapports humains, établit des connivences, atténue les différences d’âge, favorise le lien entre les équipes et peut même désamorcer des conflits. On comprend alors bien le succès du théâtre d’entreprise, qui utilise le comique pour souder les équipes et lutter contre le stress ou la démotivation.
Selon vous, le rire comporte aussi une dimension plus sombre. Comment l’expliquez-vous ?
Olivia Gazalé : Les nombreux atouts du rire en masquent en effet un aspect plus trouble, car c’est à la fois un outil d’inclusion et d’exclusion. Le rire est en effet au cœur des relations de séduction et de pouvoir ! Car il confère une autorité à ceux qui savent le manier. Le « blagueur » prend l’ascendant, suscitant admiration et sympathies, et créant un clan protecteur. Ce rire peut aussi consister à déprécier d’autres personnes, générant un sentiment de supériorité chez les moqueurs et un rire forcé chez ceux qui craignent d’en devenir la cible. On rit parfois par peur, par pure allégeance… Et ce phénomène s’observe dès la cour de récréation : celui qui est habile dans la moquerie recrute des alliés. Freud disait que celui qui sait manier l’humour « suscite contre son ennemi une armée d’adversaires, alors qu’au début il était seul. » Faire rire renforce le pouvoir, et rire c’est souvent se ranger du côté du plus fort.
Cette « arme » du rire est-elle accessible à tous ?
Olivia Gazalé : Non, il faut déjà jouir d’un certain pouvoir pour être habilité à user de cette arme. Le rire obéit à des ritualités, des règles tacites. Par exemple, l’initiative du rire est souvent le privilège du chef par rapport aux subordonnés. Le comique, qui consiste à transgresser les règles, n’est pas permis à tous. Un subordonné ne peut pas plaisanter le premier en réunion car ce serait malvenu. Le supérieur, lui, peut se le permettre, et en plus, le subordonné risque de se sentir contraint de rire. Si vous êtes la cible, vous êtes désarmé, vous ne pouvez ni répliquer ni vanner le boss. Cela peut être très humiliant, surtout en public. On retrouve alors dans le rire un double visage : bienfaits puissants et arme offensive, parfois très agressive, sous couvert d’humour.
Pour clarifier, quelle est la distinction entre rire, comique et humour ?
Olivia Gazalé : Le rire est une réaction corporelle à un stimulus. C’est souvent le résultat du comique – qui cherche à provoquer le rire – mais n’est pas la seule cause du rire (par exemple, les chatouilles). L’humour est une des formes du comique, qui est un état d’esprit ludique, pacifique, de « non-sérieux », « pour de faux » Le sarcasme, lui, a une dimension d’attaque, de dénonciation sérieuse. Il est crucial de faire ces distinctions.
Si l’humour est « pour de faux », comme disent les enfants, peut-on rire de tout ?
Olivia Gazalé : On peut rire de tout, à condition que ce soit de l’humour, c’est-à-dire en respectant un « pacte humoristique » tacite. Ce pacte dépend de quatre facteurs clés : le contexte, l’énonciateur, la cible, et l’intention (ludique ou volonté de faire passer un message blessant). Pour rire, il faut se sentir en sécurité, ne pas se sentir menacé ou attaqué, soi-même ou son groupe d’appartenance. Si l’intention n’est pas de blesser et qu’il y a de la symétrie, c’est de l’humour. L’autodérision, par exemple, est une composante clé du pacte humoristique, car se moquer de soi-même est moins blessant qu’attaquer autrui. Mais il faut aussi prendre en considération la vulnérabilité des cibles. Plus on est puissant, moins on est vulnérable à la moquerie.
Pourquoi la question de la vulnérabilité est-elle ici essentielle ?
Parce que les personnes déjà stigmatisées dans la société sont beaucoup plus susceptibles d’être blessées par la moquerie. Certains types de plaisanteries dégradantes sont très mal reçues aujourd’hui, car la sociologie a montré que la répétitivité de ces blagues nuit à leurs cibles. Non seulement le comique raciste, sexiste, antisémite, grossophobe consolide les stéréotypes, mais il renforce les discriminations (difficulté à obtenir un emploi, un logement…) envers les individus ou les catégories ciblées.
Le rire peut-il être aussi une arme d’émancipation ?
Olivia Gazalé : Absolument. Le rire est une arme de subversion, de contestation et d’émancipation extraordinaire. Il permet de dénoncer les injustices, de transgresser les normes et les interdits, de désacraliser le pouvoir. Les subalternes, les minorités, les femmes se sont emparées de cet instrument pour en faire une arme de libération. Et il n’y a rien de plus redoutable qu’une armée de rieurs. À mon sens, il faut continuer à rire sans limite des puissants car la satire est indispensable au bon fonctionnement d’une société. Les personnes vulnérables, en revanche, n’ont pas besoin d’être encore plus enfoncées.
Peut-on alors rassurer ceux qui s’inquiètent de moins rire que l’on va continuer ?
Olivia Gazalé : Oui, car c’est de « mal rire » qui doit s’arrêter. D’après moi, on peut rire de tout, mais rire de tout est un art subtil et exigeant. J’ai terminé mon livre en remplaçant la phrase de Platon « philosopher, c’est apprendre à mourir » par « philosopher, c’est apprendre à mieux rire ».
Alors retenez que l’on peut rire de tout, avec tout le monde, de tous, de toutes, à condition que ce soit avec humour, c’est-à-dire en respectant le pacte humoristique : l’intention n’est pas de faire du mal ou de blesser. Et il y a énormément de sujets de rire non offensants ! Ce qui ne passe plus, c’est le rire exclusif et sectaire, porteur de mépris ou de haine. Mais lorsqu’il est inclusif et qu’il renforce la solidarité, on ne rit jamais trop !
Propos recueillis par Elise Assibat pour le webmagazine EVE