Avez-vous déjà eu le sentiment, face à une situation insatisfaisante, injuste, anormale voire franchement violente de ne plus savoir si vous étiez vraiment victime ou bien « seulement » en train de vous faire des idées si ce n’est de perdre complètement la raison ? La technique de manipulation mentale consistant à désorienter une personne que l’on malmène jusqu’à ce qu’elle ne soit plus sûre de rien et surtout pas de son jugement est porte un nom : le gaslighting. Ou détournement cognitif. De plus en plus présente dans la conversation sur les relations dysfonctionnelles, cette notion est utile à connaître pour conserver ses capacités de perception du réel dans les situations d’adversité.
Aux origines : une pièce à la trame diabolique
Le gaslighting doit son nom à une pièce de Patrick Hamilton montée sur les planches en 1938 et plusieurs fois adaptée à l’écran (notamment par Alfred Hitchcock en 1938 ou George Cukor en 1944). L’argument en est le suivant : un homme place son épouse sous emprise en lui faisant croire qu’elle perd la tête… Jusqu’à ce qu’elle doute elle-même de sa santé mentale, s’en retrouve fragilisée et de ce fait encore plus soumise à son mari.
Pour ce faire, l’homme manipule de micro-détails de leur environnement quotidien : il déplace des objets, il baisse la luminosité des lampes à gaz (gas light)… Quand elle fait part de son sentiment que leur logement est plus sombre, il lui répond qu’elle délire, que c’est dans sa tête que ça se passe. Petit à petit, la femme est convaincue que ses perceptions sont fausses et perd toute confiance en elle. Le mari n’a même plus besoin de la faire passer pour folle, car c’est elle qui se sent folle… Et pourrait même finir par le devenir vraiment, à force !
Un mécanisme d’introjection
En 1981, les psychologues Victor Calef et Edward Weinshel font paraître un article scientifique dans lequel ils rapprochent l’intrigue de la pièce d’un mécanisme connu en psychanalyse : l’introjection. L’introjection, c’est le fait d’intérioriser inconsciemment ce qui vient du monde extérieur. Par ce processus psychique, l’individu fait siennes les croyances, les opinions, les visions des autres sans que cela passe par une réflexion consciente et une adhésion volontaire. L’introjection, ce n’est donc pas le fait de changer de point de vue après avoir par exemple dialogué avec un proche sur un sujet donné. C’est le fait de considérer ce point de vue extérieur comme le sien parce qu’un proche l’a installé comme une vérité incontestable. Les enfants pratiquent l’introjection quand ils héritent de la vision du monde qu’ont leurs parents sans possibilité de pouvoir envisager que d’autres visions du monde sont possibles.
La construction de l’identité et de la personnalité permet normalement à l’individu de développer sa propre vision du monde. Sauf quand il est sous emprise ! L’individu sous emprise est empêché d’accéder à sa propre perception de la réalité, comme obligé d’intérioriser la vision du monde de la personne (ou du groupe) qui l’infantilise et le manipule. Pas étonnant dans ces conditions qu’il soit si difficile de convaincre la victime d’un pervers narcissique (ou d’un groupe sectaire, par exemple) qu’elle doive s’en éloigner le plus vite et le plus loin possible. Fragilisé dans sa maturité affective, l’individu n’est plus en mesure de concevoir qu’une autre réalité que celle à laquelle il croit est possible.
Une grille d’analyse dans la lutte contre les violences faites aux femmes
Tandis que les psys analysent le gaslighting au prisme des atteintes à la stabilité affective, les militant·es féministes s’emparent du scénario de la pièce d’Hamilton pour dénoncer les violences psychologiques au sein des couples. Ce qui arrive à l’héroïne n’est pas sans homologie avec ce que décrivent les femmes qui sortent d’une relation d’emprise.
La psychiatre Marie-France Hirigoyen a pu identifier toute une mécanique de brouillage des repères cognitifs des victimes mise en place par les agresseurs domestiques : disqualification de leurs opinions et de leurs propos, dénigrement de leur personnalité (« tu n’as pas le sens de l’humour », « tu es trop sensible »), culpabilisation, mise en doute de leurs capacités, déni de leur souffrance… Et surtout renversement de la situation : le bourreau se fait passer pour la victime (« tu cherches à me faire passer pour un sale type aux yeux des autres », « tu me fais vivre un enfer avec tes délires de persécution », « tu vas finir par me rendre dépressif à force de faire cette tête »…).
Dans son ouvrage Le gaslighting ou l’art de faire taire les femmes (Éditions de l’Observatoire, 2023), Hélène Frappat considère que le gaslighting n’est pas le fait de quelques personnes qualifiables de perverses. Pour elle, le gaslighting s’inscrit dans la culture patriarcale qui prend moins en considération la parole des femmes par rapport à celle des hommes, les soupçonne incessamment d’exagérer, d’extravaguer, de verser dans l’irrationnel. De Cassandre à Britney Spears, on ne croit pas les femmes dit Frappat. Et ne pas donner de crédit à une parole, c’est le meilleur moyen de la silencier. Qui ose vraiment affirmer sa perception du réel en se sentant d’avance discrédité·e ?
Un concept activé face aux « fake news » et « récits alternatifs »
Le concept de gaslighting intéresse aussi les observateurs de la conversation collective, tout particulièrement quand il s’agit de comprendre les phénomènes sociaux impliquant des « fake news » et autres « récits alternatifs ». Comme dans le film de Cukor où la vérité (de la réduction de la luminosité dans l’appartement du couple) s’évapore derrière le voile épais du doute induit, l’infox prétend remplacer la compréhension d’une réalité observable ou démontrée (le changement climatique, les inégalités sociales, par exemple) par la mise en cause des conditions de la conversation collective. L’infox ne dit pas « le changement climatique n’existe pas », mais « les gens qui parlent de changement climatique ne sont pas fiables ». Et cela peut perturber jusqu’aux esprits les plus cartésiens car en attaquant le cadre de confiance dans lequel chacun pense le monde qui l’entoure, la technique du gaslighting porte atteinte à la stabilité émotionnelle et relationnelle qui rend possible le seul fait de réfléchir ! Et oui, pour penser, nous avons besoin de nous sentir en sécurité.
Le gaslighting au travail
Le concept de gaslighting commence aussi à infuser les discours sur les relations de travail sous le vocable de « détournement cognitif ». C’est une personne qui ne transmet pas des informations dont une autre a besoin pour travailler. C’est une personne qui impose à une autre un récit qui transforme la réalité (par exemple en parlant de « conflit » pour qualifier des violences caractérisées, voire en déniant la situation : « tu n’es pas une victime »). C’est une personne qui communique des informations erronées. C’est une personne qui en cas de difficultés relationnelles renvoie le problème à la personnalité de l’autre (« tu n’as pas d’humour »), à ses compétences et capacités cognitives (« tu n’as pas de mémoire », « tu ne comprends pas ce dont on parle »), à sa posture professionnelle (« tu ne supportes pas le feedback » quand en lieu et place de feedback, la personne essuie des critiques ciblées), à sa structure psychologique (« je ne suis pas responsable du fait que tu es complexé·e », « n’importe pas tes névroses au boulot, s’il te plait ») voire à sa santé mentale (« tu es complètement parano »).
Comment résister à ces manœuvres susceptibles de porter durement à l’estime de soi ? Avant toute chose, en veillant sur sa propre santé mentale. Tout signe de perte d’équilibre psychique et a fortiori de doutes sur ses capacités à percevoir et interpréter ce qui se passe autour de soi est une bonne et juste raison de prendre soin de soi. Il est parfaitement légitime et sain de demander de l’aide quand on sent que l’on vacille… Et plus on intervient tôt pour préserver son intégrité psychique, moins on laisse de pouvoir d’agir à celui ou celle qui tente de nous gaslighter.
Marie Donzel, pour le webmagazine EVE