On nous parle de longue date d’articulation des temps de vie et plus récemment de droit à la déconnexion… Mais peut-on encore imaginer séparer les espaces-temps en préservant strictement la zone privée du boulot ? Le « blurring », littéralement « floutage » des frontières pro/perso n’est-il pas le marqueur même des modes de vie de notre époque ?
On fait le point sur ce qui, bien plus qu’une tendance pourrait être, une vraie rupture anthropologique.
Le blurring, ce n’est pas nouveau !
Nous serions tentés d’associer la porosité des espaces-temps de vie aux innovations technologiques récentes, telles que l’Internet et le smartphone qui permettent ce que le jargon du digital appelle l’ATAWADAC pour « Any time, anywhere, any device, any content » (Partout, tout le temps, sur n’importe quel appareil, pour n’importe quel contenu). Et là, vous vous revoyez checkant vos e-mails sur un télésiège, réalisant un module d’e-learning sur la plage ou faisant une pause au taf en regardant un sketch de votre humoriste favori.
Mais le blurring, ce n’est pas nouveau. C’était même pendant très longtemps le mode de vie normal. D’ailleurs, cela n’a jamais changé pour la majorité des agriculteurs, commerçants et artisans qui vivent et travaillent le plus souvent au même endroit, exercent en couple voire en famille, ont une vie sociale étroitement liée à leur activité professionnelle etc.
La création du salariat au temps de la Révolution industrielle a un peu changé la donne, en créant de fait une séparation entre le temps « dû » à l’employeur et le temps « libre ». Mais au XIXè siècle, le modèle paternaliste occidental perpétue la continuité des espaces-temps en logeant les travailleurs sur le site de l’usine et en leur proposant des équipements familiaux et des loisirs sur le lieu où ils vivent et travaillent.
L’invention de « la vie privée »
Il faut en réalité attendre la fin de la seconde Guerre mondiale pour que la vie privée devienne à la fois officiellement un droit pleinement reconnu pour tous (et consacré par la Déclaration des droits humains de 1948) et un « mode de vie » à part entière.
Cette « invention » de la vie privée procède d’une série de facteurs convergents : le triomphe de l’habitat pavillonnaire qui va également influencer la configuration des logements en immeuble de façon à restituer au maximum le sentiment d’ « être à la maison » quand on est chez soi ; la prospérité économique et le plein emploi qui modifient le rapport de force entre employeurs et employés et avec cela l’ordre des valeurs ; les lois successives sur le temps de travail qui « libèrent » suffisamment de temps pour que l’on envisage d’avoir plusieurs « vies » (et pas seulement une alternance travail/repos) ; la généralisation du travail des femmes qui rend visible la problématique du temps de travail domestique jusque-là impensée et va dans la foulée poser la question de l’articulation des temps de vie (d’abord pour la moitié de la population active et de plus en plus pour tout le monde)…
Quand on pouvait « découper » le temps
Bref ! A partir des années 1950, le travail entre en concurrence avec d’autres centres d’intérêt. L’enjeu de cette concurrence : la durée des journées. Jusqu’à la fin des années 1990, l’équation est relativement simple : il suffit de découper le temps. Il y a des moments pour se consacrer au boulot, sans être mobilisable pour d’autres activités. Et là, pas question de passer un coup de fil perso, sauf exceptionnellement et en demandant préalablement l’autorisation. On pose une demi-journée pour le relevé du compteur d’électricité. On laisse (en théorie) ses soucis familiaux au porte-manteau quand on endosse le matin son rôle professionnel. A la rigueur, on garde une photo de famille sur son bureau.
Symétriquement, en dehors des heures de travail, on n’est pas dérangé par le boulot. Les soirées, jours de congé et vacances sont sanctuarisés. On rentre tard si on fait des heures sup’ mais une fois passée la porte du foyer, on n’est pas supposé continuer à bosser.
La séparation des temps de vie, une fiction ?
En réalité, cette séparation temporelle a ses limites. Dès les années 1980, des sociologues et psychologues pointent la perméabilité de ces espaces-temps. Ici, les théoriciens de l’école des relations humaines, parmi lesquels Abraham Maslow à qui l’on doit la fameuse pyramide des besoins, soulignent que face à certaines insatisfactions et/ou émotions, l’humain n’est pas en mesure de gérer un agenda conscient. Par exemple, le sentiment de sécurité, particulièrement vital, ne peut pas être si facilement séparé entre le domaine de la vie privée et de la vie professionnelle. Comprendre : quelles que soient les origines d’un sentiment d’insécurité, ce sentiment est susceptible de dégrader indistinctement le travail et la vie personnelle. Idem pour la confiance en soi qui trouve ses ressorts dans différentes dimensions de notre personnalité et de notre parcours et qui ne saurait être très élevée dans un aspect de l’existence et déplorable dans d’autres.
La sociologue Monique Haicault complète le tableau en forgeant en 1984 la notion de « charge mentale » qui donne clairement à voir que même si on découpe organisationnellement les espaces et les temps de l’existence, le cerveau lui ne fait pas tant que ça la différence !
Autrement dit, c’est une illusion de croire que l’on peut « ne pas être la même personne » selon que l’on est au travail ou dans d’autres circonstances. Nous sommes capables de chausser des masques, d’endosser des rôles et de « jouer le jeu », c’est vrai. Mais c’est au prix de l’authenticité, ce qui n’est pas sans effets sur notre santé physique et psychique, sur nos relations, sur notre engagement et sur notre résilience.
La nouvelle porosité des temps de vie
Le débat sur la possibilité ou non de tracer des frontières entre les espaces-temps de l’existence des individus se heurte dès le début des années 2000 à un phénomène massif : la nomadisation de tous nos usages ! Chacun perçoit bien, dans son quotidien, comme désormais, rien que le fait de posséder un smartphone, de disposer d’une connexion Internet et/ou d’avoir un ordinateur portable produit du « blurring » dans toutes nos journées. Et à présent que nous sommes familiers du télétravail, il n’y a plus vraiment de doute : où que nous soyons, nous sommes potentiellement au travail et à la maison.
Au-delà de la seule possibilité de travailler chez nous ou de traiter des affaires personnelles quand nous sommes sur le lieu de travail, le « blurring » recouvre aussi le rapprochement des sociabilités (on n’a jamais autant fréquenté de personnes proches de son milieu socio-professionnel, dans les temps dits de travail comme dans les temps dits de vie personnelle), les pratiques de networking (notamment sur les réseaux sociaux où l’on se montre à la fois sous un jour personnel et avec un certain souci du personal branding), les usages du développement personnel (à la fois être bien pour soi-même et être plus efficace) etc.
Pour un « blurring » soutenable
Et le droit à la déconnexion, alors ? Il existe en tant que mesure évidemment nécessaire pour prévenir d’une part les excès venant d’employeurs peu scrupuleux ou abusivement exigeants et d’autre part les risques de surengagement de certains travailleurs qui ne sauraient s’arrêter de travailler qu’une fois les seuils de l’épuisement dépassés.
Mais il faut se rendre à l’évidence : la réponse légale cavale après ce qui ressemble bien à une mutation anthropologique. Il semble en effet difficile d’imaginer que l’on puisse revenir à un état de séparation des espaces-temps équivalent à celui des années 1960-1970.
Aussi, la question à se poser n’est pas tant « comment retrouver nos frontières ? » mais plutôt comment atteindre un « blurring » soutenable ? Car dans l’absolu, le « blurring » n’est pas mauvais en soi : il est même plutôt conforme au fonctionnement normal de notre psyché. Nous sommes des êtres entiers qui existons de façon holistique, raisonnons par associations d’idée, savons transposer les acquis d’une expérience dans les pratiques d’une autre, nous sommes traversés par des émotions qui par définition ne sont pas « gérables » et nous ne sommes pas faits pour découper nos vies…
En revanche, nous ne pouvons pas accueillir les sollicitations à l’infini. Parce que les journées ne font que 24 heures. Parce que notre cerveau ne sait pas prendre plus de 6 à 7 décisions conscientes par jour. Parce que notre organisme a besoin de sommeil mais aussi d’une alternance fréquente (plusieurs fois par jour) entre moments d’activité intense, moments d’activité moins intenses et moments d’inactivité. Aussi, ce n’est pas forcément de plus de frontières dont nous avons besoin, mais de plus d’espace et de temps pour faire les choses, pour vivre les relations, pour acquérir des apprentissages…
Continuons donc à « blurrer » mais en respectant mieux nos rythmes !
Marie Donzel, pour le webmagazine EVE&Octave