Une toute nouvelle étude de chercheur·euses de Columbia Business School met en évidence que désormais, les femmes cadres négocient plus et mieux que les hommes ! Voilà qui est un peu contre-intuitif et mérite bien qu’on en parle.
La fin du « women don’t ask » ?
En 2007, la professeure de sciences économiques Linda Babcock publiait l’ouvrage Women don’t ask. Pour elle, c’était clair : si les femmes gagnaient moins que les hommes, c’était aussi parce qu’elles ne négociaient pas leur salaire ! Elle établissait alors à 500 000 dollars à l’échelle d’une vie professionnelle le manque à gagner attribuable à la peur de demander (qui serait liée à la peur d’essuyer un refus), au déficit d’assertivité voire à la fâcheuse tendance des femmes à se tirer une balle dans le pied.
Les travaux de Babcock ont eu pour effet salutaire de dynamiser la conversation sur l’importance de la négociation dans le parcours professionnel de toutes et tous en contrepoint de la tentation qu’auraient certaines femmes atteintes du complexe de Cendrillon d’attendre qu’on comprenne et satisfasse leurs besoins plutôt que de les exprimer.
Mais cette approche a aussi fait l’objet de critiques. Certaines recherches ont en effet pu mettre en évidence que quand les femmes négociaient, elles avaient moins de chances que les hommes d’obtenir gain de cause car face aux stéréotypes genrés, leur affirmation de soi ne faisait pas le poids. Ainsi, on soupçonnait l’approche par le « women don’t ask » de culpabiliser les femmes de quelque chose dont elles n’avaient pas la responsabilité. D’autres recherches ont assez vite mis en avant le fait que si les femmes arrivaient sur le marché du travail moins habituée à négocier car encore bercée dans le complexe de la bonne élève, les écarts de capacité de négociation se lissaient dans le temps et qu’après une dizaine d’années d’expérience et pourvu de se sentir dans un environnement inspirant confiance, femmes et hommes montraient des réflexes équivalents dans la discussion avec l’employeur au sujet des rémunérations. Aussi, si elles négociaient moins à l’embauche, elles négociaient tout autant au moment des augmentations.
Les codes de la négociation en question
L’ouverture de ce débat a aussi eu pour effet de questionner les codes de la négociation. Pouvait-on qualifier ces codes de masculins et de ce fait considérer qu’en contexte de permanence du patriarcat, les hommes auraient été implicitement favorisés ?
Ce pan de la discussion a permis d’opérer une série de clarifications bienvenues sur le distinguo entre négociation et rapport de force, négociation et marchandage (voire chantage), négociation et manipulation… Cela a permis la diffusion d’une vraie pédagogie de la négociation comme processus relationnel fertile (la négociation intégrative) dans lequel les parties ayant des intérêts différents mais compatibles et potentiellement un socle d’intérêt commun co-construisent des solutions raisonnées et durables.
Un vrai changement de perspective : dans l’imaginaire ordinaire, on voyait la négo comme un bras de fer appelant de l’audace, de la poigne, de l’esprit compétitif et voilà que l’on a pu enfin la regarder aussi comme un objet de dialogue convoquant des qualités telles que l’écoute, l’empathie ou la créativité.
Avantage aux femmes ?
L’étude menée par Rebecca Ponce de Leon et ses collègues de Columbia Business School, publiée en novembre 2024, pourrait bien laisser penser que l’appréhension des codes de la négociation est en train de changer.
Ces travaux montrent que les femmes demandent effectivement moins que les hommes et les auteur·ices de l’étude de confirmer qu’elles font toujours face à une moindre admissibilité sociale de l’exigence financière pour soi-même. Autrement dit, quand elles demandent beaucoup, elles réduisent leurs chances d’obtenir alors que les hommes l’augmentent. Quand elles demandent « trop », cela risque de leur coûter plus cher qu’aux hommes dans la même situation : Ponce de Leon parle même de « backlash » (retour de bâton) sur le terrain des relations et de la confiance inspirée si elles doivent passer pour excessivement exigeantes lors d’une négociation ratée. De ce fait, l’étude confirme que les femmes intègrent inconsciemment une stratégie de la demande modérée.
Mais elles n’ont pas dit leur dernier mot. Les universitaires de Columbia ont comparé les positions des femmes et des hommes dans deux situations différentes de négociation : une situation à « alternative faible » (la proposition de l’employeur est à prendre ou à laisser, tu peux partir si ça ne te convient pas) et une situation à « alternative forte » (l’employeur ne peut pas proposer d’augmentation sur le poste demandé mais offre un autre job dont on peut discuter de la rémunération). Femmes et hommes témoignent de performances équivalentes sur l’alternative forte. En revanche, sur l’alternative faible, les femmes surperforment ! Elles sont deux fois moins nombreuses que les hommes à aboutir à une impasse. Et elles révèlent de meilleures capacités à obtenir certes peu mais toujours mieux que rien.
Désancrer le stéréotype
C’est donc prouvé, les femmes négocient autant que les hommes et ont d’équivalentes, si ce n’est supérieures capacités pour réussir leurs négociations. Malgré cela, l’idée selon laquelle les femmes ne négocient pas demeure très ancrée dans les esprits. Des chercheur·euses de la Vanderbilt University ont ainsi pu objectiver dans une étude de 2023 que 64% des hommes et 47% des femmes pensent encore que les femmes ne négocient pas leurs salaires alors même que dans la réalité 54% des femmes et 44% des hommes pratiquent de fait la négociation avec l’employeur au sujet de leur rémunération. Autrement dit aujourd’hui, quoiqu’en pense le sens commun, il y a plus de chances de rencontrer une femme qui négocie son salaire qu’un homme dans le même cas !
Pour Jessica Kennedy, rapporteuse de cette étude, il est urgent de déconstruire l’idée selon laquelle les inégalités salariales procèderaient de cet écart genré d’appétences et de compétences pour la négo. D’abord, parce que c’est une idée fausse bien sûr, mais aussi parce que ce stéréotype de la femme qui n’ose pas négocier est délétère. Il nuit aux femmes en retardant l’admissibilité sociale de leurs pratiques de défense de leurs intérêts. Tant qu’il sera considéré comme surprenant et non comme banal qu’une femme négocie, l’acte de négocier sera vécu comme périlleux par un certain nombre de femmes. De plus, selon Kennedy, entretenir la croyance selon laquelle le problème des inégalités salariales proviendrait d’un « manque » (de confiance en soi, d’assertivité, d’audace…) chez les femmes, c’est risquer de passer à côté de toute une série de facteurs systémiques auxquels il faudra bien se confronter si l’on veut vraiment en finir avec les écarts de rémunération.
En attendant, n’oublions pas que la négociation demande à tou·te·s, femmes et hommes, d’atteindre un savant équilibre entre assertivité et empathie !
Marie Donzel, pour le webmagazine EVE
Avec la précieuse relecture de Jean-Edouard Grésy, Francesco Marchi et Julien Ohana, experts de la négociation et intervenants aux séminaires EVE.