Un concept à la loupe : l’agentivité

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La notion d’ « agency » que l’on traduit en français par « agentivité » est de plus en plus présente dans les travaux de sociologie et de philosophie, notamment ceux qui sont consacrés aux enjeux de genre et aux questions d’empowerment. Mais qu’est-ce exactement que l’agentivité ? Pourquoi la notion fait-elle débat ? Dans quelle mesure peut-elle être utile en entreprises ? On passe le concept à la loupe !

Agir ou « être agi·e » ?

La notion d’agentivité apparait dans les années 1990, notamment sous la plume de la philosophe Judith Butler, en contrepoint des approches structuralistes des questions de genre.

Dans l’approche structuraliste, femmes et hommes appartiennent à des sociogroupes distincts en raison de ce que la société considère comme le féminin et le masculin. Ainsi, même si dans le sociogroupe des femmes, toutes n’ont pas la même condition, le même vécu, la même culture ni les mêmes problématiques, elles ont en commun d’être des femmes aux yeux de la société. Elles sont « agies », qu’elles le veuillent ou non, par les stéréotypes de genre, par le sexisme, par l’ordre patriarcal. Ce sont autant de codes avec lesquels chaque femme (en tant qu’individu) peut jouer, négocier et élaborer sa palette identitaire en se positionnant de façon plus ou moins conforme par rapport à ce qui s’impose à toutes les femmes. Mais aucune n’a isolément le pouvoir de changer quelque chose à la « structure ». Ce qu’une femme construit de singulier pour elle-même n’a pas d’influence sur le « féminin » ni sur l’ordre social qui organise les relations entre le « féminin » et le « masculin ».

Judith Butler vient remettre en question cette approche à travers ses travaux sur le « trouble dans le genre ». Pour elle, la catégorie des « femmes » ne résiste pas à l’intersectionnalité : la classe sociale, l’âge, la culture, l’orientation sexuelle ou d’autres marqueurs d’identité se croisent et de leurs conjugaisons multiples procèdent des conditions diversifiées. Par ailleurs, Butler s’intéresse aux effets des subversions du genre sur la société. Quand des individus assignés femmes (ou des individus assignés hommes) ne se reconnaissent pas dans le groupe « féminin » (ou dans le groupe « masculin », ne le performent pas et ne se positionnent pas non plus par rapport à ces catégories, cela vient troubler les repères de genre pour tout le monde. Autrement dit, quand des individus sont « agissants » et non plus « agis », ils peuvent exercer un véritable pouvoir de transformation sur la société : ils peuvent non seulement proposer de nouvelles catégories (en matière de genre : casser la binarité femmes/hommes pour amener la non-binarité ou le queer…) mais aussi contester le principe même de catégorisation.

Agir sur soi, sur les autres, sur son environnement

L’agentivité consiste à agir intentionnellement à trois niveaux : sur soi-même, sur les autres, sur son environnement.

  • Sur soi-même: prendre en conscience des décisions concernant son identité, son devenir, sa place dans le monde, sa personnalité… Cela signifie interroger ce que l’on est en distinguant la part de ce qui s’impose à nous (dont on peut décider se détacher ou que l’on peut se réapproprier) et la part de ce que l’on choisit indépendamment des héritages, des attendus sociaux, des sentiments d’obligation (pour faire plaisir, pour ne pas déranger, parce que c’est plus facile, parce qu’il semble que l’on ne peut pas faire autrement…). Cela renvoie à l’authenticité et à l’autonomie.
  • Sur les autres: l’agir sur soi induit des transformations dans la relation. « Se choisir », c’est aussi faire respecter par les autres son identité, son « être soi » et son « projet de devenir ». Concrètement, cela veut dire que si je m’identifie comme non-binaire, je suis en droit de demander aux autres de ne pas me considérer selon leur propre appréciation de mon identité mais bien comme une personne dont le genre n’est pas réductible à la distinction féminin/masculin. Autre exemple : quand je décide de poser des limites et de dire « dire non » (à une charge de travail excessive, à des comportements qui ne me conviennent pas etc.), je suis en droit d’être entendu·e et respecté·e dans cette intention, même si cela percute la vision (du travail, des comportements acceptables…) de l’autre. Cette action sur la relation amène les autres à prendre de la distance avec leurs propres carcans catégoriels et à en considérer la relativité.
  • Sur son environnement: l’agir sur soi et sur la relation produit des effets sur l’environnement en ce qu’il subvertit la norme, faisant légitimement exister d’« autres possibles ». C’est ce que l’on va par exemple observer dans des projets d’autonomisation ayant permis à des communautés de résoudre leurs propres problèmes et desquels on s’inspire pour répondre à des enjeux globaux. On peut citer le mouvement Chipko de gestion d’une forêt indienne par des femmes en lutte contre l’appropriation des terres locales par des industriels qui est aujourd’hui non seulement considéré comme l’acte de naissance de l’écoféminisme mais aussi comme un exemple emblématique d’autogestion collective répondant efficacement aux défis environnementaux.
L’agentivité pour repenser le « leadership »

La notion d’agentivité, initialement forgée pour penser le pouvoir d’agir des populations discriminées et privées de marges de manœuvre, est intéressante à explorer pour repenser le leadership en entreprises. Faut-il, pour construire son propre leadership, être avant tout pleinement conscient de sa capacité et de sa volonté d’agir ? Peut-on se passer d’un parcours d’empowerment comprenant tout un travail de déconstruction du rapport à la norme pour accéder à des fonctions de responsabilité ? Comment contrer les résistances de l’environnement à l’expression d’un « être soi » subversif ? Comment affirmer son « être soi » agissant tout en respectant celui des autres et en organisant aussi un collectif cohérent ? Autant de questions, parmi d’autres, que la notion d’agentivité met à l’agenda des réflexions et débats sur la place des un·es et des autres au travail aujourd’hui et demain.

 

Marie Donzel, pour le webmagazine EVE