Depuis 2021, l’ONU consacre une Journée mondiale de la fraternité humaine, célébrée le 4 février. Dédiée à la promotion du dialogue interreligieux et interculturel, elle renvoie dans son intitulé à un grand principe des Lumières : la considération de tous les hommes par tous les hommes comme s’ils étaient frères. Et les sœurs, alors ? Ne faisons pas comme si nous ne savions pas que la fraternité convoque l’humanité dans son ensemble. Mais profitons-en pour interroger la notion de « sororité ». Simple miroir de la fraternité ? Sous-ensemble de celle-ci ? Ou bien rappel à la nécessité de ne pas oublier la moitié de l’humanité quand on parle de la fédérer ? On en parle !
Naissance de l’idéal démocratique de fraternité… Sans les sœurs !
La fraternité comme idéal de société émerge en France pendant la période révolutionnaire. Elle sonne comme un appel à la fédération pour constituer un peuple uni de citoyens, scellé par des liens indissolubles par-delà les différences de conditions sociales. Mais pas indépendamment du genre ! Les Révolutionnaires sont très clairs sur ce point : les enfants, les esclaves et les femmes ne font pas partie des frères.
Et c’est là que le féminisme politique prend sa source : Olympe de Gouges (mais aussi Condorcet, Manon Roland et d’autres) s’étonnent — doux euphémisme — de cette malfaçon de la République. Il va donc falloir se constituer en collectif (de femmes et d’hommes) pour obtenir les droits afférents à l’appartenance à la citoyenneté. Sans dire son nom, la sororité voit le jour : les sœurs veulent faire partie de la famille et se battront pour.
L’entre-soi des frères… Et celui des sœurs
Au XIXè siècle aux Etats-Unis, les femmes accédant aux universités découvrent que tout un pan de la vie étudiante et de la préparation à la vie adulte se joue dans les confréries. Ces clubs, souvent secrets et régis par un code d’honneur, rassemblent des garçons sur la base de centre d’intérêts en partage (un loisir, un sport…), des valeurs communes, des principes en partage mais aussi de l’appartenance à un groupe social. Ces confréries tiennent un rôle informel mais très important pour la destinée des individus, qui se soutiennent, s’entraident, facilitent l’accès des frères aux réseaux professionnels qui leur permettront de se lancer dans une belle carrière. Ces confréries exercent aussi une influence au sein de l’université, aussi bien au travers des rapports entre elles que de leur poids vis-à-vis du corps enseignant, de l’administration voire des argentiers.
Les étudiantes ne tardent pas à créer à leur tour des sororités. Pour elles aussi, défendre leurs intérêts, peser dans l’organisation, organiser les solidarités… Dans cette configuration, la sororité est un miroir de la fraternité.
La non-mixité comme espace « safe » de l’agir ensemble
Dans d’autres contextes, la sororité va se définir comme une solidarité entre femmes, perçue comme nécessaire du fait d’un vécu spécifique de la condition de femme. Ce vécu spécifique, c’est tout ce qui a trait à la biologie et au corps, mais aussi ce qui procède de la sociologie des femmes (comment elles sont situées dans la société, comment elles travaillent, comment les responsabilités domestiques et la charge mentale pèsent sur elles…) jusqu’à la question des discriminations et de la domination. Dans cette approche, les « sœurs entre elles » partagent le vécu, se renforcent les unes et les autres et organisent l’action pour améliorer leur condition.
Plus qu’une sororité contre les hommes, il s’agit là d’une sororité sans les hommes. La non-mixité est supposée permettre une libération de la parole qui ne serait pas la même en présence de l’autre genre (surtout quand il faudra adresser les sujets concernant les relations entre femmes et hommes, et plus encore la question de la domination). Elle doit aussi permettre d’imaginer des modes alternatifs d’organisation de l’action, en dehors de ceux qui auraient été pensés « par les hommes, pour les hommes ».
La sororité et la fraternité dans l’adelphité
Une troisième vision de la sororité consiste simplement à sortir de l’ambiguïté une fraternité dont on ne sait si elle concerne les hommes en tant que genre ou les humains en tant qu’espèce. Genrer la fraternité en nommant la sororité, c’est dissiper le malentendu et indiquer que les frères et les sœurs appartiennent ensemble, à égalité, à la même « famille ». C’est un peu la même approche que celle de l’écriture épicène qui précise que l’on parle bien à « toutes et tous » plutôt que de compter sur l’implicite masculin générique réputé englober le masculin et le féminin.
Il y a un (très joli) mot pour dire cette « fraternité et sororité » réunies dans les mêmes sentiment d’appartenance et devoir de loyauté : c’est l’adelphité. Sont adelphes les enfants d’une même matrice, que celle-ci soit prosaïquement le parent ou plus symboliquement la République.
Marie Donzel, pour le webmagazine EVE.