Si vous avez déjà joué au Color Addict, vous connaissez l’effet Stroop, sans peut-être savoir que c’est ainsi que l’on appelle l’interférence d’informations non pertinentes dans une tâche cognitive. Le jeu consiste à lire des cartes sur lesquelles un même mot contient deux informations : par exemple, le mot « vert » est écrit, mais il l’est à l’encre bleue. Quand il vous faut traiter une grande quantité d’informations à une haute fréquence, il y a des chances pour que vous en veniez à confondre le vert et le bleu !
Comprendre l’effet Stroop est important en management des situations complexes car cela permet de mieux cerner les besoins des individus en matière de clarté de l’information et d’intensité des sollicitations.
Aux origines : la volonté d’optimiser le niveau d’attention des individus
L’expérience de John Ridley Stroop
L’effet Stroop tient son nom du psychologue américain du XXè siècle John Ridley Stroop. Instructeur en psychologie et éducation dans une école militaire, il a l’idée d’un test permettant de mesurer les capacités d’attention et de concentration d’un individu. Il met donc au point un jeu dans lequel des noms de couleur sont inscrits dans une autre couleur que le signifiant.
Les participants doivent d’abord prononcer seulement le mot qui est écrit. La plupart y parviennent sans difficultés. Le biais d’attention sélective joue à plein : les participants se mettent mentalement en « mode lecture » et font abstraction du « décor » que représente la couleur dans lequel le mot est inscrit.
Ca se complique quand juste après leur avoir fait lire le mot, Stroop demande à présent aux participants de dire la couleur d’impression : il leur faut se défaire du biais installé pour se concentrer sur un autre niveau de sélection de l’information. De plus, la plupart des adultes sont davantage habitués à rechercher l’information dans le contenu des choses que dans leur forme.
Et cela devient carrément périlleux quand Stroop alterne les demandes : un coup il demande le mot, un coup il demande la couleur, puis trois coups de suite le mot, puis deux fois la couleur… La plupart des participants finissent par confondre et se planter au test !
Les variables de l’attention
Le test de Stroop peut immédiatement servir à distinguer les individus les mieux à même de rester focus sur un objectif dans un contexte de sollicitations multiples. Il n’est donc pas étonnant de le voir entrer dans le corpus des exercices destinés à évaluer les aptitudes intellectuelles, si ce n’est l’intelligence.
Mais ce test va surtout ouvrir la voie à toute une série de recherches sur les variables de l’attention. Qu’est-ce qui la stimule, pour commencer ? Où l’on découvre que l’attention est aussi faible quand on assiste à un cours magistral donné sur un ton monocorde que forte quand on met les individus en compétition sur une durée courte les uns avec les autres.
Entre les deux, une multitude de modalités favorisent plus ou moins l’attention : le niveau d’enjeu, la variation des durées, des formats, la qualité de la relation avec l’enseignant (ou le formateur, le chercheur, le manager…), la mise en mouvement des corps, la mobilisation des émotions…
Quand l’incohérence fait des dégâts
Les effets de l’incohérence sur l’efficacité
En même temps que l’effet Stroop met en évidence les leviers de l’attention, il désigne en creux les facteurs qui dégradent les capacités de réaction des individus. Au premier rang, il y a l’incohérence. Qu’elle se manifeste par les ordres contradictoires, les injonctions paradoxales, les écarts entre discours et actes ou les soumissions à l’ascenseur émotionnel, l’incohérence est terriblement énergivore.
Elle impose au cerveau un travail exigent de triage et de priorisation, mobilisant un « système lent » dont on sait combien il coûte en efforts. Premier effet donc, de la sujétion aux incohérences : la fatigue. A ce symptôme, notre cerveau répond par une mise en branle de ses réflexes défensifs mais aussi en faisant basculer notre capacité décisionnelle en mode « rapide ». Or, c’est le système rapide qui favorise l’activation des biais et le renforcement des stéréotypes. Autrement dit, le risque de prendre des décisions de moindre qualité voire carrément de commettre des erreurs augmente à mesure que se multiplient les informations contradictoires.
Incohérence et désengagement
En plus d’augmenter le risque d’erreur, l’incohérence décourage… Et finit par désengager. C’est une réponse psychique parfaitement normale : tiraillé entre des informations contradictoires, l’individu suspend son implication, comme s’il attendait, consciemment ou non, que l’environnement se stabilise pour pouvoir se positionner.
Imaginez un manager dont les actes sont contraires à ce qu’il prône dans ses discours (un manager exemplaire, hum hum…) : ses collaborateurs ne sachant si, pour progresser, il leur faut adopter des comportements similaires aux siens ou bien satisfaire à ses exigences exprimées, adoptent des attitudes attentistes, si ce n’est carrément des stratégies d’évitement.
Ces collaborateurs auront peut-être le courage d’adresser ce problème d’incohérence au manager et celui-ci va dire prendre en compte leur besoin d’alignement en promettant d’ajuster le tir. Mais si rapidement il reprend ses habitudes d’avant, à l’incohérence vient s’ajouter la perte de confiance. Car c’est bien ce que le désalignement touche, in fine, la confiance.
Désalignement et contre-productivité
En contexte incongruent, les individus peuvent aller jusqu’à adopter des comportements contre-productifs.
Certains vont par exemple répondre à leur besoin de réalignement en se concentrant quasi exclusivement sur leurs intérêts, au risque de l’individualisme forcené. Est-il besoin de préciser que cela ne fait pas beaucoup de bien aux collectifs de travail ?
D’autres vont entrer en opposition : principalement occupés à détecter (et à dénoncer) les situations révélatrices du déficit de cohérence, ils trouvent dans le désalignement la raison qui justifie leurs actes de sabotage de l’ambiance, de remise en cause de l’autorité, de déloyauté voire de trahison.
Et puis, il y a ceux qui estimant que les règles du jeu ne sont pas lisibles, en définissent d’alternatives, en parallèle. Par exemple, quand un manager perd en influence à force d’incohérences, il arrive qu’une personne de son équipe prenne informellement et à bas bruit le contrôle du collectif. Cela n’est pas dit, évidemment pas écrit dans l’organigramme, cela ne passe pas par les voies normales de la relation managériale et n’apporte donc pas les garanties du rapport hiérarchique officiel aux parties. Gare alors aux risques d’abus de pouvoir !
De l’importance de la cohérence, surtout en contexte de changement
La cohérence, must-have du leadership
S’il en est pour croire que soumettre les individus à l’incohérence c’est renforcer leurs capacités d’attention, leur niveau de résistance à la pression et stimuler leur agilité, il faut bien se rendre à l’évidence : cela produit surtout des effets délétères à court terme pour la majorité d’entre nous et cela ne marche sur personne à long terme. Viser la cohérence est donc toujours une bonne idée, notamment quand on est en position de leadership.
Il s’agit de veiller à la clarté des informations que l’on communique, en s’assurant notamment que l’on ne diffuse pas un trop grand nombre de messages à la fois. Car plus les lignes directrices se multiplient, plus les risques augmentent qu’elles se chevauchent au croisement de directions différentes.
Il s’agit aussi et peut-être surtout de donner la même direction à tout le parcours qui va de l’intention aux résultats. Par exemple, si en tant que leader, vous portez et affirmez la conviction que le bien-être au travail est facteur de performance, il va falloir en faire une réalité… Mais il va falloir le faire en employant des méthodes qui donnent à ressentir le bien-être immédiat ou les raisons de faire des efforts pour atteindre un meilleur niveau de bien-être. Pas si simple quand par exemple, l’augmentation du bien-être de tous passe par la renonciation à certaines habitudes ou certains privilèges de quelques-uns.
Congruence in change
Maintenir la cohérence devient parfois un défi. Dans les phases de changement en particulier qui par essence, mettent en tension « un avant » auxquels les individus sont adaptés et une projection de « l’après » entourée d’incertitudes. En soi, le changement produit de l’effet Stroop sur le présent en ce qu’il propose deux énoncés d’une même situation : ce que l’on connait dont on ne veut plus, ce que l’on ne connait pas dont on espère quelque chose. Pas étonnant que le changement produise alors des phénomènes dits de « résistance » mais qui correspondent en réalité au besoin fondamental de « trouver du sens ».
Pour le manager, il en va de l’art de ménager les transitions en respectant les besoins psychiques de chacun tout en orchestrant le mouvement collectif.
Marie Donzel, pour les webmagazines EVE & Octave