Le plus célèbre des guides gastronomiques ne compte qu’une triple étoilée (sur 29) et deux cheffes titulaires de 2 étoiles (sur 75) à l’heure actuelle. Pourtant, l’INSEE nous indique que 80% du temps de préparation des repas dans les familles incombe aux femmes. Il n’y a pas comme un problème ? Pourquoi donc la popotte quotidienne, c’est pour les mamans en tête à tête avec à la gazinière alors que les plats de fine gueule à l’addition salée, c’est l’affaire d’hommes entourés de toute une brigade ?
Au tout début était le foyer
On a coutume de faire démarrer l’histoire de la cuisine à la période de la domestication du feu. Cela se passe il y a environ 400 000 ans. A une époque où les rôles genrés ne sont pas établis comme aujourd’hui : en effet, les dernières recherches sur la préhistoire montrent qu’en ce temps, l’Homo femelle et l’Homo mâle ont à peu près les mêmes activités. En ce temps, on prépare la cuisine en collectivité.
C’est avec la sédentarisation que les fonctions genrées apparaissent dans les sociétés. Mais la cuisine, c’est plutôt l’affaire des hommes. Ben oui, le feu, c’est un truc viril, non ? Mais non, on n’a pas dit que le barbecue est une rémanence de cette période…
En réalité, faire à manger va longtemps rester une prérogative masculine, valorisante pour celui qui rentre de la chasse et fait bouillir la marmite (on est « breadwinner » ou on ne l’est pas !).
Avant la ménagère, le ménager
La féminisation commence avec la diversification de l’alimentation. Moins de viande et plus de légumes, c’est moins de boulot pour le chasseur et plus pour la jardinière qui cultive le petit potager attenant au foyer. Et puisqu’elle épluche les carottes et les navets, pourquoi pas faire en même temps quelques petits pâtés ? Bon, à la Cour du roi et des seigneurs, ce sont quand même des hommes qui régalent. Ce sont aussi des hommes qui écrivent les premiers livres de cuisine. D’ailleurs, aux recettes pour agrémenter les denrées, ils ajoutent volontiers des conseils pour tenir la maison, faire des économies et garantir l’hygiène. On trouve de tout cela dans Le Grand Mesnagier de Paris, ouvrage de référence qui nous apprend que le ménager a de loin précédé la ménagère dans l’histoire des figures ordinaires de la vie quotidienne.
Mais le grand changement social qui confine les nanas aux fourneaux avec « leurs » casseroles se produit à la fin du XVIIIè siècle, avec l’avènement de l’habitation familiale et sa répartition en espaces et rôles. Une répartition qui attribue l’intérieur domestique aux femmes et l’extérieur social aux hommes. Les femmes deviennent les intendantes chez les bourgeois, les popotières chez les moins nantis. La cuisine domestique est devenue un truc de bonnes et de ménagères.
L’ère des « mères cuisinières »
Pour les femmes, avoir les louches et fouets en main, c’est aussi une opportunité pour entreprendre à une époque où à moins d’être veuve sans héritier masculin, on peut toujours courir pour diriger une affaire. Voilà donc les « mères cuisinières » qui ouvrent des restaurants.
A Lyon, à Paris, dans l’Ain, en Auvergne, elles sont une grosse vingtaine au début du XXè siècle à tenir de fameux « bouchons » où l’on sert une cuisine simple et raffinée. Et deux d’entre elles, Eugénie Brazier et Marie Bourgeois décrochent trois étoiles en 1933. En plus de servir une cuisine goûtue et reconnue, ces femmes font tourner des entreprises prospères. Mais la seconde Guerre mondiale et son cortège de restrictions donne un coup d’arrêt à la montée en puissance des « mères ».
Quand la cuisine devient un business et un prestige
A partir des années 1950, la cuisine occidentale change radicalement de visage, à la faveur de deux tendances majeures : l’industrialisation d’une part et la scientificité d’autre part.
D’un côté, se développent l’industrie agro-alimentaire et les chaînes de restauration ; de l’autre, la grande cuisine se positionne comme une activité de haute précision, intégrant des techniques pointues et tout un rituel de la dégustation plus proche de la performance soigneusement ficelée que du rassasiement. Les femmes peinent à trouver leur place aux deux endroits. La tendance industrielle les écarte par la force des pratiques capitalistiques : les capitaines d’industrie de ces années-là (et encore aujourd’hui) sont des hommes qui traitent entre hommes et transmettent à d’autres hommes. Quant à la tendance gastronomique, elle se place délibérément en contre de la « cuisine de bonne femme ».
Les Trente Glorieuses et leurs appareils ménagers supposés « libérer la femme » confinent les femmes à la cuisine familiale où se préparent les repas du quotidien tandis que les hommes régalent au restau avec des mets dignes du grand art. Celles qui au même moment vivent le calvaire de la double journée, quand il faut cumuler vie professionnelle et obligations de tenir le foyer, l’ont un peu mauvaise…
Nouveaux enjeux actuels, au prisme du genre
Depuis quelques années, les femmes reviennent sur le devant de la scène de la grande cuisine. Quelques noms célèbres émergent quand les guides classiques paraissent : Anne-Sophie Pic, Hélène Darroze, Ghislaine Arabian… Mais surtout, tout un travail consistant à sortir de l’invisibilité celles qui font la cuisine d’aujourd’hui et dessinent l’avenir sur nos papilles est actuellement mené par les critiques gastronomiques les plus modernes. On peut par exemple citer les écrits de la journaliste et autrice Estérelle Payany qui a recensé les 500 cheffes actuelles qui font la différence en cuisine.
La question de la cuisine croise aussi inévitablement toutes les problématiques en lien avec l’alimentation : l’adaptation au changement climatique, la prévention des risques sanitaires, la réduction des inégalités… Sur autant de sujets stratégiques, les femmes aussi ont leur mot à dire. Et pas qu’à coups de micro-gestes de ménagères préparant la popotte bio et compostant les épluchures mais aussi en s’asseyant à la table des grandes discussions internationales sur l’avenir de la planète et de l’humanité.
Marie Donzel, pour le webmagazine EVE.