Selon une étude de l’Université de Zurich rendue publique en janvier 2023, quand les femmes investissent un métier, les hommes le quittent. Le phénomène n’est pas nouveau qui a vu les professions de juge, d’enseignant ou certaines spécialités dans la médecine se féminiser au point que la part des hommes y est désormais réduite à la portion congrue.
Selon les chercheurs qui ont conduit cette étude, on pourrait expliquer ces dynamiques de renversement du poids des genres dans les métiers par des réflexes de résistance à la mixité. Finalement, femmes comme hommes n’aimeraient pas tant que ça travailler ensemble ? On en parle !
Résistances à la mixité
Il parait pourtant qu’on est tou·te·s favorables à la mixité
Si on nous demande notre position de principe sur la mixité, nous constituons une immense majorité à y être favorable. Nous sommes en effet plus de 80% à considérer que la mixité apporte quelque chose à l’entreprise.
Nous y voyons la promesse d’une meilleure altérité, d’un meilleur équilibre, d’une meilleure régulation des relations professionnelles. Et puis, nous trouvons cela juste que femmes comme hommes accèdent à tous les métiers, pour des niveaux de rémunérations similaires à niveau de compétence et d’expérience équivalentes.
Le poids des repères sociaux de genre dans notre appréhension concrète de la mixité
Oui, mais voilà, quand le principe tombe dans notre réalité et qu’il nous impose de changer nos habitudes, d’adapter nos postures, de re-négocier notre position dans l’organisation, nous sommes tout de suite un peu moins motivé·e·s par le mélange des genres.
C’est que notre éducation fortement imprégnée par la différenciation des genres induit que nous ne comportons pas de la même façon quand nous sommes « entre filles »/« entre mecs » et lorsque nous sommes en présence de l’autre genre. Ajoutons-y la comédie de l’hétéronormativité pour finir de fausser le jeu : il nous a tant été raconté de choses sur la féminité et la masculinité, les perceptions et attentes des hommes vis-à-vis des femmes (et vice-versa), la séduction, les amitiés impossibles, les rivalités et les jalousies au sein de notre propre genre que susciterait automatique la présence de l’autre genre !
On a beau analyser et comprendre que nos difficultés à « faire mixité » sont le fruit de constructions sociales pour la plupart un peu absurdes et en tout cas assez dépassées, nous résistons. Nous recherchons malgré nous des espaces de non-mixité qui nous semblent plus protecteurs, plus confortables, plus propices apparemment à l’expression de notre « être soi ».
Les hommes, plus gênés que les femmes par la mixité ?
Les hommes, plus rétifs à la mixité
Mais est-ce que femmes et hommes ont le même niveau de réticences vis-à-vis de la mixité ? Non, nous répondent les rapporteurs de l’étude de l’Université de Zurich : les hommes sont plus rétifs que les femmes…
Surtout quand la mixité gagne des terrains réputés masculins. Ils vont ainsi volontiers « abandonner » des jobs et secteurs dans lesquels ils exerçaient quand les femmes y font leur place. Enseigner, rendre la justice, soigner des enfants ou des malades psys, ce n’est plus ce que c’était depuis que les femmes aussi peuvent le faire !
Un métier qui se féminise, c’est un métier qui se dévalorise ?
C’est évidemment caricatural de présenter les choses ainsi mais il faut malgré tout voir dans cette « fuite des hommes » une empreinte de la valence différentielle des sexes. Forgé par Françoise Héritier, ce concept indique que ce qui appartient à la féminité est dévalorisé (notamment sur le plan de la reconnaissance économique) quand, à l’inverse, ce qui est attribué à la masculinité gagne de la valeur.
On prend souvent pour illustration de ce phénomène le fait que si votre fille veut devenir ingénieure, cela représente un succès et une fierté pour toute la famille ; mais si votre fils veut devenir puériculteur, cela est suspect, voire un peu décevant (il aurait au moins pu viser pédiatre !). Vous vous dites que c’est parce qu’ingénieur, ça paie mieux et c’est plus valorisant socialement que puériculteur ?
Vous auriez raison mais qui fait la poule et qui fait l’œuf ? Si on revient aux fondamentaux de ce qui nous est le plus précieux, est-ce que prendre soin des tout-petits et les faire grandir dans leurs premières années de vie, cela ne représente pas une immense création de valeur ? Pas payée à sa juste dimension, en effet. Et c’est là un héritage, nous dit encore Héritier, de la transposition des fonctions familiales gratuites des femmes dans l’espace professionnel, qui fait que l’on est prêt à indemniser le temps passé au travail mais que l’on sous-considère l’apport à la création de valeur économique et sociale de ce travail. Les métiers « masculins » s’en sortent mieux, faisant valoir que le fruit des efforts est créateur de richesses sur une toute une chaîne de valeur. Coïncidence, donc, si à mesure qu’un métier se féminise, sa valeur se dégrade ?
Les femmes plus demandeuses de mixité, mais…
Les femmes s’avèrent plus demandeuses de mixité. Elles perçoivent la présence des hommes comme un régulateur des « ambiances de nana » où il paraîtrait que l’on se crêpe le chignon et l’on se fait des coups bas (pas plus que dans les « ambiances de mecs », en vérité, mais les préjugés ont la vie dure).
Elles attendent aussi de la mixité qu’elle valorise leurs métiers, mais sans que les hommes y prennent tout le pouvoir. L’exemple du métier de sage-femme, renommé maïeuticien quand on a voulu attirer des hommes dans la profession, est intéressant. La reconnaissance du métier a été croissante avec la sensibilisation des étudiants garçons à ce beau métier. Mais chez les sages-femmes, pas question de voir les collègues masculins traités en héros ou accepter de voir que les hommes sont régulièrement pris pour des docteurs par les patientes et leurs proches tandis qu’elles, on les confond encore trop souvent avec des aides-soignant·e·s. Autre exemple : l’ESS. Ce sont les femmes qui font tourner l’économie sociale et solidaire mais majoritairement des hommes qui la gouvernent et la dirigent. Ça n’est pas exactement l’idéal de mixité qu’avaient en tête les militant·es du mélange des genres dans tous les métiers !
Rendre la mixité plus confortable
Une mixité performante parce qu’elle dérange
Depuis une quinzaine d’années, on promeut la mixité au nom de ses apports à la performance. C’est très convaincant pour les dirigeant·e·s, mais parfois moins pour les collaborateurs et collaboratrices sur le terrain. Parce que précisément, le moteur de la performance induite par la mixité, c’est le challenge. La mixité est un puissant vecteur de transformation des organisations en ce qu’elle oblige à confronter les points de vue, à interroger les façons de faire, à questionner les postures et même à renégocier les critères de la compétence ou de la qualité du travail bien fait.
Le challenge, c’est enthousiasmant, mais c’est très énergivore, voire franchement crevant. Aussi, pour maintenir le désir de mixité à tous les étages des entreprises, il va nous falloir trouver le juste équilibre entre la stimulation induite par le changement et le besoin fondamental de repères et de confort.
La mixité, une chance ; la mixité, du change !
En d’autres termes, la mixité est une authentique affaire de « change management » qui appelle des méthodes, des moyens alloués, des indicateurs à piloter et surtout… Du temps ! Pas forcément parce que la mixité doit se faire sur le temps long (l’enjeu actuel est d’ailleurs plutôt à travailler son accélération) mais parce qu’il faut lui consacrer, dans le quotidien de travail, du temps utile à la bonne compréhension des enjeux pour les collectifs et des besoins de chacun, du temps aussi pour la régulation des frustrations et tensions qu’elle peut générer, du temps encore pour célébrer les victoires et manifester de la reconnaissance à toutes celles et tous ceux qui la font avancer.
Marie Donzel, pour le webmagazine EVE