Depuis des décennies que l’on instruit les tenants et aboutissants du plafond de verre, nombreux concepts ont permis d’identifier les freins sociaux qui retardent les carrières des femmes mais aussi certains freins intériorisés par les femmes elles-mêmes qui font qu’elles retiennent leur élan.
On pense au complexe d’imposture ou au complexe de la bonne élève, dans lesquels interviennent ces deux niveaux de freins, extérieurs à l’individus mais aussi intérieurs. Mais il y a aussi le syndrome du grand coquelicot. C’est quoi donc ? La rédaction du webmagazine EVE passe le concept à la loupe.
De la tentation de couper les têtes qui dépassent
L’expression « syndrome du grand coquelicot » apparait dans la littérature sociologique en 2003 sous la plume du chercheur australien Bert Peepers, pour désigner la situation dans laquelle se trouvent des individus ayant amassé de la fortune, acquis de la visibilité et finalement pris une place à part dans la société et qui vont d’une part, être tentés de se sentir au-dessus de la masse (et des lois) et d’autre part, devenir la cible de toutes les critiques. Se référant à la légende du Roi Tarquin le Superbe, le sociologue annonce que la tentation du collectif face à ces êtres dont la tête dépasse est de la leur couper.
Mais faut-il couper la tête qui dépasse ou bien prendre à la racine le problème des comportements de « tête haute » et des réactions sociales que ces comportements suscitent ? Pour Peepers, c’est au cœur des valeurs et de la culture d’une société qu’il faut s’attaquer quand une tête dépasse insupportablement toutes les autres. Et de souligner une ambiguïté de fond dans toutes les sociétés qui ont pour rite sacrificiel le sabrage des chefs : on y encourage la singularisation par la richesse, le prestige, l’extension du domaine de la puissance en même temps que l’on prône des valeurs démocratiques, collectives et égalitaires. Un paradoxe permanent : distinguez-vous de la masse, mais soyez dans la masse ! Soyez toujours plus libres et indépendants mais ne cédez pas à l’individualisme ! Poursuivez vos intérêts personnels mais n’allez jamais contre l’intérêt général !
Interprétations galvaudées au bénéfice de la victimisation des puissants ?
La notion de « grand coquelicot » rencontre un certain succès chez celles et ceux qui y verraient bien la traduction d’une jalousie vis-à-vis des puissants et seraient assez prompt·e·s à se victimiser quand en contrepartie de leur fortune/notoriété/pouvoir, on leur cherche des poux dans la tête. Ici, la personnalité politique qui crie à l’injustice et fustige la rage du peuple contre les puissants ; là, le cadre dirigeant qui ne voit pas pourquoi il « sauterait » (même avec un parachute) plus facilement qu’un autre collaborateur en cas d’erreur ; là encore, l’artiste qui parle de « lynchage médiatique » quand ses comportements hors plateau dégradent sa valeur sur le marché des récompenses décernées par la profession, voire son caractère « bankable » pour les producteurs… Certes, il y a un coût caché de l’exposition à intégrer dans tout projet d’ambition personnelle. Le savoir, s’y préparer, s’équiper pour le prévenir et le gérer parait indispensable à quiconque se lance dans le projet de s’élever !
Mais on souligne l’importance de prendre aussi en considération, quand on convoque la notion de syndrome du coquelicot, la part de réel comportement inadéquat chez celui ou celle qui est monté·e en puissance. Plus d’un·e aura été pris·e de mégalomanie, d’orgueil excessif, de snobisme, de sentiment d’impunité, de condescendance décomplexée et autres joyeusetés dans le champ des dérives narcissiques… Il faut donc d’abord se retourner vers soi (et ses erreurs et excès) quand on se sent atteint du syndrome du grand coquelicot et ensuite seulement s’interroger sur la façon dont l’environnement est prêt ou non à accueillir le talent et les ambitions.
Mais que vient faire le coquelicot dans le plafond de verre ?
La littérature sur le leadership féminin s’empare (de façon un peu détournée) du concept de syndrome du grand coquelicot pour désigner la peur qu’auraient certaines femmes de prendre du galon et d’en payer cher le prix du backlash et de la falaise de verre. Ainsi, la coach Barbara Reibel identifie-t-elle une tentation d’enfiler une « cape d’invisibilité », de se faire plus petit·e que l’on est, plus discret·e et plus modeste, de dépenser davantage d’énergie à se fondre dans la masse plutôt qu’à révéler son audace.
Un réflexe plus féminin que masculin ? D’abord, un réflexe égalitariste, nous dit l’experte, adossé à un ensemble de croyances sur le fait que briller par soi-même, c’est faire de l’ombre aux autres et surtout jouer sa carte personnelle au détriment du collectif. Si l’on considère que les attendus stéréotypés dirigent plus volontiers vers les femmes l’humilité, le sens du collectif et l’esprit de coopération, l’attention portée aux plus vulnérables et le désir d’égalité, on peut avancer l’hypothèse que la peur d’être un trop grand coquelicot, comme celle d’être renvoyée au syndrome de la reine des abeilles, toucherait davantage les femmes.
Et dans la réalité ? Les femmes dont la tête dépasse sont-elles davantage que les hommes la cible des critiques, des manœuvres de déstabilisation et autres vacheries que l’on réserve aux puissant·e·s ? Ce que l’on peut dire, c’est que longtemps, les « femmes puissantes » ont eu davantage que les hommes à essuyer des remarques sexistes, des mises en cause de leur légitimité, des attaques déplacées sur leur physique ou leur vie privée. Le phénomène #MeToo semble cependant rebattre les cartes, dans la mesure où le caractère infâmant de comportements supposés ou avérés de sexisme, de harcèlement sexuel ou de violences faites aux femmes, expose les hommes à de nouveaux risques d’être mis en cause et de voir leur carrière mise en péril. Hier essentiellement craintifs de se voir « couper la tête » (symboliquement, hein) s’ils se rendaient coupables de malversations financières ou s’ils jouaient de trahisons dans leur camp, les hommes rejoignent aujourd’hui les femmes dans le champ des fragilisations en raison de l’éthique, des comportements et de la personnalité.
Agir face au syndrome du grand coquelicot
Le syndrome du grand coquelicot pose deux problèmes, sur lesquels il faut pouvoir actionner concomitamment les bons leviers :
- Le problème de l’acceptation sociale de la distinction par la réussite,
- Le problème individuel de la mutation des postures et comportements quand on est en situation de pouvoir.
Pour une nouvelle acceptation sociale de la distinction par la réussite
L’acceptation sociale de la distinction par l’ambition et par les succès a longtemps reposé sur le « fanatisme identitaire », si l’on veut paraphraser le sociologue Edgar Morin qui dès 1967, bien avant l’ère de la peoplisation et des influenceurs, a mis en évidence le rôle des idoles pour produire de la cohésion sociale autour de valeurs partagées. Une personnalité politique, un·e artiste de variétés, un·e capitaine d’industrie étaient ainsi investi·e·s d’une vision commune de la légitimité à être « à part ». Dans cette dynamique, il y avait non seulement la reconnaissance du mérite à tenir une place « à part » (des faits de guerre, un mandat électif ou divin, un talent exceptionnel, un travail patient, des idées visionnaires…) mais aussi la valorisation d’un chemin à suivre pour réussir dans la vie.
Ce chemin était jalonné de valeurs fortes (travail, courage, résilience, loyauté, efficacité et parfois patriotisme) et la narration collective permettait de croire qu’en respectant ces valeurs, chacun·e augmentait ses propres chances de faire « sa » place « à part ». Le modèle est à présent challengé par la concurrence d’autres valeurs (générosité, proximité, empathie, éthique…) qui viennent renouveler et enrichir le visage de l’exemplarité.
Être un exemple pour notre ère contemporaine, c’est avoir les qualités d’hier et celles d’aujourd’hui. Un énorme boulot en soi, d’autant qu’il n’est pas sans soumettre l’individu aux injonctions paradoxales : peut-on à la fois être un chef (de guerre) qui sait se faire obéir et obtient de ses troupes des sacrifices et un leader (moderne) tout en soft power qui sait faire grandir tou·te·s et chacun·e et déployer sa propre agilité autant que celle des autres ?
L’acceptabilité sociale de la distinction individuelle doit sans doute passer par la recomposition d’un socle cohérent de valeurs communes. Mais comment relever ce défi ? Les leaders ont assurément leur carte à jouer !
Pour une nouvelle éthique comportementale du pouvoir
S’il est difficile pour le corps social de renoncer à tout avoir, et le chef qui ordonne avec autorité et le leader qui fait avancer en souplesse, c’est aussi un deuil pour celles et ceux qui exercent des fonctions à responsabilité. Ce deuil, c’est celui d’un certain nombre de privilèges associés à la distinction, en particulier tous ceux qui permettent de faire exception à ce qui est exigé du commun des mortels. Ce sont les droits, formels ou informels, associés au fait d’avoir la tête qui dépasse qui sont ici remis en cause. Car au fond, est-ce qu’avoir une tête d’avance sur les autres, est-ce que cela ne doit pas conférer des devoirs, avant tout ? Le devoir de permettre aux autres de s’élever, le devoir d’anticiper (puisqu’on a un horizon plus élargi permettant de gagner en vision), le devoir de veiller à ce que le terrain sur lequel on pousse soi-même reste riche et fertile (coucou, l’écologie relationnelle !)…
Marie Donzel, pour le webmagazine EVE