La reconnaissance est le premier levier de motivation au travail pour 76% des salariés. Ce chiffre monte à 84% chez les moins de 30 ans (Harvard Business Review, 2020). Mais pas plus de 26% des personnes en emploi se sentent reconnues au travail (My Happy Job, 2021). Mais de quoi est faite cette si essentielle « reconnaissance » ? On fait le point.
Une notion riche d’histoire et de polysémies
Aux origines : savoir et garder en mémoire ce que l’on a en partage
Pour comprendre le terme de « reconnaissance », remontons à ses racines étymologiques. Le latin recognoscere vient du verbe cognosco (comprendre), lui-même issu de nosco (connaître). Considérant que le préfixe re– induit le retour en arrière et que le préfixe co– convoque le « faire avec », notre mot composé indique que pour reconnaître quelque chose, il faut en avoir une connaissance partagée, bien comprise par les différentes parties et savoir regarder ensemble derrière soi pour admettre que c’est acquis, que ça a existé. En d’autres termes, l’étymologie de reconnaissance contient 4 éléments fondamentaux :
- La connaissance
- La compréhension
- Le partage
- Le retour en arrière
Depuis le Moyen-Âge, un enjeu de respect
On trouve les premières occurrences de « reconnaissance » dans les écrits du Moyen-âge pour signifier les manifestations de la compréhension d’une appartenance à un ordre (de chevalerie, de seigneurerie) : la reconnaissance est le fait d’être perçu comme son rang exige qu’on le soit. Arrive à la même période de l’histoire une autre connotation du mot, via le droit féodal. La reconnaissance signe la contractualisation d’un dû, d’une dette, d’un engagement à payer/rembourser. Cette acception arrive jusqu’à notre ère contemporaine dans le principe de la « reconnaissance de dette », acte par lequel un débiteur et un créancier s’accordent sur le principe et les modalités d’une dette à acquitter.
Voilà donc notre notion de reconnaissance qui se charge de nouveaux éléments clés :
- L’appartenance
- L’endettement
Avec la Renaissance, la reconnaissance est investie de crédibilité
Nous retrouvons la reconnaissance aux XVIè et XVIIè siècle, désormais enrichie de l’idée d’aveu (reconnaître, c’est confesser, admettre sa part de responsabilité) et d’une dimension de précision (reconnaître des lieux, c’est les examiner en détail, et c’est hautement stratégique quand il s’agit par exemple d’une zone sur laquelle on prévoit des mouvements de l’armée). Et zou, trois éléments de plus :
- L’honnêteté
- La responsabilité
- L’exactitude
Le siècle bourgeois structure la reconnaissance en capital social, avec des effets économiques
Ce n’est pas encore fini ! Le XIXè siècle introduit trois nouvelles connotations : celle de la manifestation des bienfaits perçus (merci pour ce bon repas, préparé avec des produits soigneusement cultivés et savamment cuisinés et qui ravit mes sens en plus d’apaiser ma faim), celle de la filiation (reconnaître un enfant, c’est lui accorder des droits, notamment patrimoniaux, en plus d’un nom et de l’inscription dans une lignée) et celle de la valeur accordée à une contribution (le travailleur entend que son travail soit perçu comme un élément nécessaire à la chaîne de création de richesse et que sa rémunération soit le reflet de cette participation). Et quatre éléments de plus dans notre besace :
- La gratitude
- La légitimation
- La considération
- La rétribution
Le XXè s. en fait un enjeu de management
Et cette fois, c’est fini ? Pas tout à fait puisque l’époque contemporaine investit la reconnaissance de plusieurs enjeux de grammaire managériale : la préoccupation de l’employeur d’attirer et garder ses collaborateurs (en estimant leur valeur sur le marché du travail selon leurs compétences, leur expérience, leurs résultats au moment où on les recrute mais également en termes de potentiel de développement), les attendus vis-à-vis de l’employé·e au-delà de l’exécution des seules tâches inscrites sur sa fiche de poste, la prise en compte dans l’évaluation de la relation de tout ce qui n’est pas chiffrable dans une stricte comptabilité (contribution au bien-être, à la convivialité, manifestations de générosité, élans de solidarité…)
- La valorisation
- L’engagement
Pour une définition à date de la reconnaissance
La polysémie du terme « reconnaissance », reflet de son riche voyage à travers les âges, explique en partie pourquoi nous n’y entendons pas tou·te·s la même chose. Nous pouvons néanmoins nous accorder sur une définition générale de la reconnaissance comme le fait de faire exister quelqu’un en lui accordant une place singulière du fait à la fois de ses qualités propres et de ses apports à la relation.
La reconnaissance au travail : une dynamique singularité/participation dans un contexte de repères
Reconnaissance de l’autre et connaissance de soi
La reconnaissance n’est plus tant, comme dans les sociétés de castes ou au temps des chevaliers et des ordres de noblesse, une affaire d’égards dus à un statut. Elle est aujourd’hui fondamentalement dynamique, avancent les travaux en psychologie comportementaliste et en analyse transactionnelle. Elle est même d’ordre dialectique disent les descendants d’Eric Berne pour qui la reconnaissance est un processus de connaissance et et de maîtrise de soi permis par les signaux d’attention et d’intérêt adressés par autrui.
Autrement dit, je me sens reconnu·e quand l’autre fait l’effort de me connaître et que cela me permet d’augmenter ma connaissance de moi-même. Quand on me pose des questions sur mon travail, quand on me fait un feedback, quand on sanctionne ce que j’ai accompli (par une récompense ou une punition), cela me permet de mieux mesurer qui je suis… Et ce que je vaux. En effet, la reconnaissance est en lien directe avec l’estime de soi. Ce qui signifie que non, on ne peut pas s’en fiche du regard et de l’avis des autres.
Variations de la valeur du regard
En revanche, le regard et l’avis des autres n’a pas toujours la même valeur de reconnaissance. Cela dépend bien entendu de l’estime personnelle que je porte à l’autre : si je ne le connais pas, s’il ne représente rien pour moi, si je n’ai pas beaucoup de considération pour lui, son avis impacte faiblement mon sentiment de reconnaissance.
Mais cela dépend encore davantage de la valeur de l’autre que je perçois en contexte donné : je peux me sentir davantage reconnu·e par les témoignages d’un individu qui bénéficie d’une forte légitimité dans l’environnement dans lequel j’évolue (même si par ailleurs, c’est une personne que je n’apprécie pas, voire à laquelle je ne reconnais pas forcément les qualités qui lui valent sa légitimité) que par le regard d’une personne que je perçois comme peu considérée par l’environnement (même si par ailleurs, je l’apprécie beaucoup).
Cette légitimité perçue dépend aussi de la valeur perçue de l’environnement qui donne de la légitimité : je peux me sentir peu reconnu·e quand une personne légitime me valorise si les autorités qui lui accordent sa légitimité ont elles-mêmes peu de crédit (par exemple, je reçois un feedback très positif par le directeur très honoré d’une organisation… mais il se trouve que cette organisation n’a pas de grande réputation, qu’elle est très peu influente, voire qu’elle a tellement peu de valeur qu’il est plus disqualifiant pour moi d’y être associé·e que cela ne me procure de sentiment d’exister).
En synthèse, la valeur des signes de reconnaissance dépend de tout un système de repères. De ce fait, elle n’est pas que le fait de la capacité d’un manager à donner du feedback ou à réaliser une évaluation du travail effectué, mais s’inscrit dans toute une chaîne de considération.
Le cousinage reconnaissance/appartenance
Cette inscription dans toute une chaîne de considération font que reconnaissance et appartenance sont toujours de proches cousines. J’ai besoin d’être reconnu·e dans un univers que je reconnais comme le mien ou celui auquel je veux appartenir. A partir de là, toutes les dynamiques en jeu dans le sentiment d’appartenance se mettent en place, et tout particulièrement la dialectique singularité/partage. Je veux qu’on me voie comme je suis (et je ne me sens jamais reconnu·e quand on se « trompe » sur moi, quand on me sous-estime ou me surestime, quand on me caricature, quand on me réduit à des stéréotypes ou quand je suis traité·e par le préjugé). Je veux aussi que cet « être soi » affirmé soit agissant dans le collectif, je veux participer, je veux percevoir mon influence ou à tout le moins ressentir que ma présence ou mon absence font une différence.
Le capital de reconnaissance : une ressource pour le développement individuel et collectif
De la fongibilité de la reconnaissance
Il ne suffit pas que je sois considéré·e dans ma singularité et inclus dans le collectif pour obtenir les satisfactions de la reconnaissance. Encore faut-il que l’expression de ma valeur personnelle et de ma contribution au projet commun soient fongibles. Autrement dit, que la reconnaissance ressentie se transforme en capital lui-même transférable en actifs matériels et immatériels…
Un peu comme une œuvre d’art que je possèderais, dont je connais la cote (en conscience des variations que celle-ci peut subir) et qui me permet d’aborder le présent en percevant les bénéfices de sa possession (la contempler dans mon salon, avoir la fierté de l’avoir achetée au bon moment — ce qui témoigne de mon goût et de mon flair, pas mauvaise constatation pour renforcer sa confiance en soi —, appartenir à une certaine classe sociale repérable à la fois pour son capital économique et son capital culturel…) ainsi que d’envisager l’avenir (en sachant que je peux la mettre en gage ou la revendre, par exemple, en cas de coups durs ou si j’ai besoin de liquidités pour réaliser un autre investissement).
Où la reconnaissance croise les fonctions extrinsèques et intrinsèques du travail
La reconnaissance doit ainsi trouver à se matérialiser. Au travail, on pense immédiatement à la rémunération pour matérialiser la reconnaissance. C’est ce que la psychologue sociale Marie Jahoda appelle la fonction extrinsèque du travail. On peut ranger dans cette fonction extrinsèque le salaire et les primes mais aussi s l’ensemble des avantages directement lisibles dans le calcul rationnel des intérêts à sacrifier de son temps et de son énergie en contrepartie d’un package de conditions de travail.
Marie Jahoda met aussi en évidence des fonctions intrinsèques, qui relèvent de tous les facteurs d’épanouissement au travail, depuis le lien social qu’il offre jusqu’aux opportunités d’apprentissage et de progression qu’il représente, en passant par la structure temporelle qu’il apporte en même temps qu’un cadre de référence et des éléments de construction de l’identité.
La reconnaissance demande à se matérialiser sur les deux plans, l’extrinsèque et l’intrinsèque. Elle repose sur l’aspect tangible des promotions, augmentations et autres avantages accordés en récompense du travail bien fait, des objectifs atteints, des challenges acceptés… Elle s’appuie aussi sur la qualité des relations et ce qu’elle produit de sentiment d’exister, d’être entendu, d’être pris en compte, d’être légitime, de s’inscrire dans la durée et dans l’intensité d’un lien allant se renforçant.
La confiance, force motrice de la reconnaissance
Aussi, la reconnaissance induit la confiance.
Celle que l’on accorde, parce qu’en tant qu’employé·e, on se sait considéré·e et projeté·e dans l’environnement de travail. La reconnaissance qu’on me manifeste favorise le fait que j’aie confiance en mon avenir dans la structure.
La confiance que l’on inspire est aussi en lien avec la reconnaissance. Je suis d’autant plus fiable que je suis satisfait·e de la reconnaissance dont je bénéficie. J’ai l’âme plus loyale et le tempérament plus sincère, les postures les plus honnêtes et les attitudes les plus engagées quand je suis reconnu·e, nous dit un Jean-Jacques Rousseau, conforté par de nombreuses études indiquant qu’à conditions de travail équivalente, les comportements de passager clandestin (qu’on nommerait aujourd’hui du « quiet quitting ») et les marques de désengagement, voire les actes de sécession (démission) ou de trahison sont nettement plus rares dans des environnements de travail où l’on valorise les individus et où l’on accorde de l’attention à l’expression de leurs frustrations.
En gros, si vous voulez qu’une personne vous fasse confiance, vous inspire confiance, se mobilise à vos côtés et vous reste fidèle, ne lui dites plus jamais « seuls les cimetières sont remplis d’irremplaçables », « des CV comme le tien, j’en ai toute une pile » ni même « C’est ton problème si tu as un complexe d’imposture » ou « fais tes preuves et on verra en fonction si j’ai envie de te faire confiance ». Commencez plutôt par dire votre reconnaissance.
Marie Donzel, pour le webmagazine EVE