Avant, c’était un « privilège » de boss
Dans le temps, les vacances, c’était les vacances. Comme le travail, c’était le travail. Les espaces et les temps ne se chevauchaient pas et il arrivait donc que les parents rentrent plus tôt pour reprendre le boulot, laissant leur portée profiter de l’été jusqu’aux derniers jours.
Et puis, Internet est arrivé. Et puis le smartphone. Les cols blancs se sont mis à lire leurs mails sur la plage, à chercher la 4G les bras en l’air en haut d’un tabouret dans la chambre de la maison de location où le réseau passait mieux pour télécharger la pièce jointe, à prendre des coups de fil très sérieux pendant la randonnée.
Avec tout de même une certaine réticence : les vacances, c’était fait pour déconnecter ! Et puis, n’était-ce pas un peu casse-pieds, cette manie du cousin start-upper de polluer l’ambiance au bord de la piscine en parlant inbound, leverage et scaling tout ça parce que lui n’arrivait pas à décrocher, alors que nous, on avait juste envie de penser farniente, ice-cream et à la rigueur snorkeling ? De là à imaginer que son bon plaisir vacancier à lui, c’était de nous montrer combien il était quelqu’un d’important…
Car oui, fût un temps où le « workation » comme disent les anglo-saxons en contractant « work » et « vacation », c’était réservé aux boss, à celles et ceux dont le bureau pouvait difficilement se passer trois semaines d’affilée, et dont de toute façon, le travail c’était (presque) toute la vie.
L’expérience du confinement rebat les cartes
Le printemps 2020 et sa pandémie mondiale vont changer la donne. Où l’on découvre le télétravail confiné dans des conditions très diversifiées. Les un·es travaillent sur un coin de table de cuisine dans leur petit appartement où les enfants poussent les murs tandis que les autres sont à la campagne, font leurs visios avec le chant des oiseaux en fond sonore et s’octroient une pause dans la piscine familiale à l’heure du déjeuner. Pour ces dernier·es, l’expérience est plutôt satisfaisante et la question se pose : pourquoi retourner s’enfermer dans un bureau en ville quand on travaille aussi bien dans son jardin ?
Voilà qui change la façon d’entrevoir l’été à venir et les suivants. Et si au lieu de se précipiter pour la rentrée mi-août on restait sur son lieu de villégiature en télétravail ? Au menu de cette période de tracances : crème solaire et tableau excel sous la pergola, salade fraîche et powerpoint en maillot, chapeau de soleil et Teams de coordination d’équipe en tongs.
Les managers qui encore un an plus tôt considéraient que dans « télétravail », il y avait surtout « télé » et soupçonnaient les travailleurs à distance de vouloir rompre avec la présentéisme ET le dolorisme professionnel n’en reviennent pas. Mais si les résultats sont là, qui doit se soucier du fait que l’on bronze en bossant ?
L’autre face des tracances
Il y a la version idyllique des tracances dans un paysage de rêve et avec un niveau de performance enviable. Mais il y a aussi la version moins rayonnante du blurring poussé à l’excès. Ou quand la frontière entre la vie privée et la vie professionnelle est complètement effacée.
Il y en a que ça ne gêne pas : ce qu’ils et elles font les passionnent et si en plus, c’est possible de le faire dans des conditions plus qu’agréables, à quoi bon vouloir « décrocher » ? C’est toutefois un peu oublier que l’humain est un animal qui a un besoin vital de repos mental et que tout captivé soit-il par ses dossiers de travail, il lui faut aussi du temps complètement off pour accéder à un sommeil réparateur et avoir un métabolisme qui fonctionne bien.
Il y en a aussi qui ont moins envie de tracançer. Pour celles et ceux-là, les vacances c’est fait pour passer à autre chose, voir du pays et profiter de la famille. Ce sont parfois les mêmes qui soupirent « ouf » quand les enfants retournent à l’école et qu’ils retrouvent une cantine d’entreprises où l’on vous sert des petits plats préparés au lieu d’avoir à cuisiner deux fois par jour. Il y a un temps pour tout. Pour certain·es, tout mélanger, les vacances et le boulot, les temps pro et les temps perso, c’est ne rien faire pleinement.
Et puis, il y a celles et ceux qui subissent les tracances des autres. Le/la patron est sur une île lointaine mais il/elle a toutes ses barres de 5G, il faut s’attendre à un appel sur le coup de 18h. Oups ! Vous êtes en vacances (des vraies, pas des tracançes, vous !), il/elle avait oublié ! Votre collègue est en tracances avec 8 heures de décalage horaire ? La réunion en visio c’est entre 9 h et 11h du matin, pas après. Sinon, le brainsto, on ne se le ferait pas en présentiel ? Si, bien sûr, ça va nous faire du bien de nous voir en vrai, il y a juste Jean qui nous rejoint en direct de son jardin et Sophie depuis la maison qu’elle retape à la montagne. Ah et aussi, Julie à distance, non, non, elle est chez elle à 4 stations de métro mais vu que c’est en hybride, elle s’est dit que…
Le dévoilement des inégalités face au télétravail
C’est que les tracances, c’est peut-être bien l’ultime dévoilement des inégalités face au télétravail. Celles-ci sont largement documentées depuis la crise Covid. On sait d’abord que tous les métiers ne peuvent pas le pratiquer : 30% sont de fait télétravaillable même si une étude Boostrs évalue que 62% pourraient l’être. La répartition sociodémographique est sans appel : plus de 80% des postes de cadres contre moins de 20% des postes d’employés sont pratiqués en télétravail. Les tracances choisies et heureuses, c’est donc plutôt pour les nanti·es.
Voilà qui recoupe la question des conditions socioéconomiques : partir un mois, deux mois ou plus loin de chez soi pour y flâner une partie du temps et y travailler l’autre partie, ce n’est pas à la portée de tout le monde. N’oublions pas que 40% des Français·es, 44% des Américain·es, 75% des Mexicain·es et 33% des Chinois·es ne partent pas en vacances. Les tracances des un·es peuvent dévoiler comme les inégalités de revenus font se sentir les autres démuni·es.
Et puis, il y a la lecture genrée des choses. Celle qui met en évidence que la part des tâches domestiques et familiales endossées par les femmes n’est que très peu sensible au télétravail des hommes. Pire, il appert que même quand les hommes en font un peu plus à la maison parce qu’ils travaillent à distance, les femmes, elles, en font beaucoup plus. Ou comment le télétravail est en train de réinventer la double journée ! Et si dans un couple l’un·e est en TRAcances et l’autre en VAcances, comptez sur le fait que c’est la personne supposée « ne rien faire » qui va se devoir gérer toutes les corvées ménagères.
A quand le vatrail ?
Les tracances, c’est bien pour certain·es. Pas pour tou·te·s. Soit. Une question reste cependant en suspens : est-ce que l’équilibre entre l’esprit vacances et la tête au travail est juste ou bien l’une des deux dimensions prend-elle le pas sur l’autre ?
Pour répondre honnêtement à cette question, il faut envisager avec la journaliste Guillemette Faure la possibilité du vatrail. Autrement dit, imaginer que l’on importe ses vacances au boulot. Pouvez-vous venir enroulé·e d’un pagne dans l’open space aussi facilement que vous pouvez ouvrir votre ordinateur sur la terrasse de vos vacances ? Pouvez-vous proposer à vos collègues de faire un jeu de société en pleine journée aussi facilement que vous prenez vos appels de boulot à la paillotte ? Pouvez-vous prendre un livre et vous affaler dans le canapé de l’accueil pour une bonne session de lecture aussi facilement que vous faites un petit point managérial sur la route entre deux visites de musée ? Si vous répondez non à plusieurs de ces questions, il se peut que les tracances soient avant tout synonymes d’extension du domaine du travail dans vos espaces-temps de repos et loisirs… Pourquoi pas ? A condition de préserver votre santé (dont le repos véritable fait partie) et de respecter les équilibres de chacun·e.
Marie Donzel, pour le webmagazine EVE