Nous venons de célébrer le dixième anniversaire de la loi Copé-Zimmermann imposant un minimum de 40% de représentant·e·s des deux genres dans les conseils d’administration des grandes entreprises. C’est peu de dire que cette loi a connu un franc succès : primo, ses objectifs ont été atteints avant même l’échéance initialement prévue, ils sont même aujourd’hui légèrement dépassés (44% de femmes dans les CA du CAC et 46% dans ceux du SBF 120) ; deuzio, elle a inspiré d’autres pays (L’Espagne l’a copiée en 2018, les Pays-Bas en 2019, l’Allemagne, qui ne compte aujourd’hui que 13% de femmes dans les CA, devrait voter une loi similaire en de début d’année 2021) et un projet de généralisation à toute l’Europe est toujours en discussion.
Mais voilà, la « féminisation » des CA n’a pas suffisamment « ruisselé » dans les COMEX et autres instances dirigeantes des entreprises. Aujourd’hui, en France, même si quelques entreprises témoignent d’une parité quasi parfaite, le taux moyen de femmes dans les COMEX stagne à 17,49%. Et c’est un vrai problème car si les CA, dont les membres sont nommés par l’assemblée des actionnaires et dont le rôle est, outre de nommer le/la directeur/directrice générale, de définir la stratégie de l’organisation, ce ne sont pas des acteurs du « cœur du réacteur », aux prises avec le business et les décisions qu’il y faut prendre pour activer la stratégie, en lien direct avec les lignes managériales qui mettent en œuvre les actions de terrain. Ça, c’est le boulot du COMEX.
Alors, le débat est aujourd’hui sur la table : puisque la loi Copé-Zimmermann n’a pas produit d’effet cascade pour augmenter la mixité dans l’encadrement dirigeant, faut-il la dupliquer spécifiquement pour les COMEX ?
La rédaction du webmagazine EVE a repéré et analysé les arguments en présence dans ce débat actuel.
Pourquoi il est « plus facile » de réussir la parité dans les CA que dans les COMEX ?
Quoiqu’il faille saluer les efforts des entreprises pour atteindre la parité dans les conseils d’administration, il faut noter que « trouver des femmes » pour prendre des postes d’administratrice n’est pas un si gros casse-tête.
Primo, sur le plan statistique, on parle d’une population assez réduite : au total, les conseils d’administration visés par la loi Copé-Zimmermann représentent entre 3000 et 4000 mandats à distribuer…
… Sachant qu’on peut cumuler : vous pouvez être administrateur ou administratrice de plusieurs organisations de secteurs différents, et éventuellement éloignés de ceux dans lesquels vous avez de l’expérience. Ce qui fait que pour atteindre 40% de femmes dans les CA des grandes entreprises, il a fallu en réalité identifier, selon nos calculs, entre 400 et 600 femmes en position de prendre des jetons.
Le volume n’est pas du même ordre pour les COMEX où là, il n’est pas possible de cumuler. Donc si vous devez distribuer 40% des postes de dirigeants à des femmes sur un total que l’on peut estimer, pour un périmètre équivalent à celui de la loi Copé Zimmermann, entre 7000 et 10000 personnes, il va vous falloir trouver entre 3000 et 4000 femmes en position d’entrer au CODIR et désireuses d’y faire leur place.
Autre problématique : on n’entre pas dans un CA ou dans un COMEX à la même étape de sa vie professionnelle ni pour les mêmes raisons. Pour illustrer simplement ce propos, regardons la moyenne d’âge des administrateurs/administratrices : 59 ans pour le CAC40 et le SBF 120, dont moins de 10% de quadragénaires (notons d’ailleurs que cette moyenne d’âge a baissé en même temps que la loi Copé-Zimmermann s’est mise en œuvre). Et maintenant, la moyenne d’âge des membres de COMEX : 53 ans, dont près de 20% de quadragénaires. Ce qui fit dire à un dirigeant dont nous tairons le nom cette phrase qui synthétise tout le problème : « Trouver une administratrice de 55-60 ans, dont les enfants sont grands, c’est lui faire une proposition flatteuse… Trouver une dirigeante de 45 ans qui a parfois encore des enfants en bas âge, c’est risquer de s’entendre répondre ‘’j’adorerais entrer au COMEX, mais là, c’est pas trop le moment pour moi de relever de nouveaux challenges. Attendez, patron, ne bougez pas, y a l’école qui m’appelle’’. » Autrement dit, dans la population visée par la volonté de féminiser les COMEX, il y a pléthore de femmes diplômées, ayant conduit un très beau parcours professionnel quitte à retarder le temps de leurs maternités, qui sont plus souvent en couples à double carrière et n’échappent pas nécessairement aux écarts de partage des responsabilités domestiques et familiales et aux inégalités face à la charge mentale. Il va falloir être convaincant pour les amener à entrer dans les COMEX… Ou bien changer les règles du jeu pour qu’elles s’y projettent plus facilement !
Et sur la question du principe, est-ce que des quotas de femmes dans les COMEX, ça grince plus que des quotas dans les CA ?
Une fois posée la question de la difficulté à « trouver » des femmes pour prendre place dans les COMEX et CODIR, est-ce que l’on rencontre plus de résistances « de principe » dans les organisations quand il s’agit de mieux équilibrer ces instances que lorsqu’il s’agissait des CA ?
Oui. Pour deux raisons qui se rejoignent : la première, c’est que la légitimité d’un membre du COMEX procède fondamentalement de la démonstration de la compétence, du niveau d’expertise, de la connaissance du secteur, de l’entreprise et de son écosystème ; la seconde, c’est qu’il s’agit d’une forme d’aboutissement dans une carrière ambitieuse, marquant le passage au plus haut niveau décisionnaire après avoir franchi avec succès les étapes du parcours tel qu’il est dessiné. Revient donc en force, avec la perspectives de quotas dans les COMEX, la question de la légitimité et du mérite (dont les débats sur la parité en politique nous ont laissé le souvenir qu’elle aime particulièrement à s’inviter à la table des débats quand il est question d’augmenter la part des femmes) en même temps que se joue une compétition serrée pour un très petit nombre de places dans laquelle les insiders ne sont pas forcément toujours heureux de voir arriver de nouveaux – en l’occurrence, de nouvelles challengers.
De ce fait, revient l’idée matinée d’inquiétude et/ou d’amertume que les quotas de femmes dans les COMEX relèveraient d’une « discrimination positive » injuste et contraire aux règles de la compétition telles qu’elles sont connues et maîtrisées par les participant·e·s déjà positionné·e·s. Toute la rhétorique autour des quotas défile dans la foulée : perte de chance pour les hommes, humiliation pour les femmes (quoi qu’on en trouve davantage aujourd’hui pour ne plus repousser si vivement le terme de « femme quota »), changement des règles du jeu en cours de partie (quiconque a déjà joué au Monopoly sait combien c’est un irritant !) voire baisse du niveau attendu (et l’on ressort, sans crainte de mélanger petits pois et carottes, certaines études menées dans les années 1990 sur les effets des quotas de minorités dans les campus universitaires américains)…
Mais alors, qui est favorable, pourquoi et dans quelles conditions à un dispositif de quotas dans les COMEX ?
Malgré les crispations qui s’expriment à la perspective de voir le dispositif Copé-Zimmermann transposé à l’échelle des COMEX, certain·e·s s’accrochent à l’idée, parmi lesquel·le·s l’actuel ministre de l’économie et des finances et la ministre de l’égalité et des diversités, le Haut conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes, des figures de la tech qui se désolent de voir se reproduire les schémas du temps d’avant dans la nouvelle économie, les universitaires et les consultant·e·s qui travaillent sur la corrélation entre mixité et performance… Et puis l’air de rien, 46% des Français·e·s, nous dit un récent sondage YouGov.
Deux arguments principaux sont avancés :
- la nécessité d’accélérer l’égalité professionnelle dans toutes les sphères de l’économie et à tous les étages des entreprises (histoire de ne pas attendre encore 2 ou 3 siècles que le temps du changement des mentalités fasse peut-être – ou pas – son œuvre ;
- le besoin, pour que l’ambition de toutes les femmes se développe, dès l’enfance et le début de carrière, de disposer de rôles modèles diversifiés et de se projeter dans un avenir où elles ne seraient plus une « exception » ni une « rareté » si elles devaient atteindre les sommets de l’organisation.
Cette argumentation prend le pari non pas du ruissellement, comme l’avait fait en creux la loi Copé-Zimermann, mais celui de la banalisation fertile. Une dynamique qui a fait ses preuves avec la généralisation du travail des femmes, par exemple : c’est en voyant leurs mères travailler que les filles ont naturellement envisagé dès l’enfance qu’elles auraient elles aussi un métier et se réaliseraient professionnellement. La réalité banalisée qui s’observe avec facilité vaut parfois tous les grands discours.
Bon, mais alors, si on s’y met aux quotas dans les COMEX, quelles modalités adopter ? Dans la mesure où l’entrée au COMEX se fait volontiers par promotion interne, les secteurs les moins féminisés s’inquiètent des difficultés qu’ils auront à trouver suffisamment de femmes au sein de leurs entreprises pour atteindre un objectif de 40%. Les organisations patronales défendent donc plutôt l’idée de ratios représentatifs : le taux de mixité serait donc fixé entreprise par entreprise ou bien par accord sectoriel en fonction de la part des femmes dans l’effectif global.
Une solution qui, sous son apparent bon sens, est au contraire perçue par des experts, tel Michel Ferrary, comme un contre-sens : chaque fois que pour ne pas avancer (trop vite), on invoque l’argument des viviers souffrant de la rareté des femmes, on réancre le principe de non-mixité dans certaines industries. La logique du quota n’est pas une fin en soi : c’est une méthode obligeant à se donner les moyens d’atteindre l’objectif. Donc, l’entreprise qui se défend de ne pouvoir placer autant de femmes dans son COMEX que ce à quoi la loi l’y obligerait doit précisément travailler à diversifier son recrutement et à enrichir ses viviers en veillant à la promotion continue des salarié·e·s des deux genres tout au long de la carrière.
Comme cela ne se fait pas en un jour, mais ne doit pas non plus être renvoyé au sous-sol de l’agenda des organisations, les modalités du dispositif de quotas dans les COMEX s’orienteraient vers un système de palier : 20% d’ici fin 2022 (aisément atteignable quand on est déjà à 17% en moyenne) et 40% à horizon 2024. Affaire à suivre.
Marie Donzel, pour le webmagazine EVE