Docteur en psychosociologie, expert des stéréotypes et de l’inclusion, directeur associé d’AlterNego et fidèle speaker du séminaire EVE International, Patrick Scharnitzky fait paraître en ce début d’année 2021 un nouvel ouvrage dont le titre n’est pas sans résonner avec le motto de notre Programme : Être soi en entreprise. Un passionnant voyage au cœur de la question de l’identité au travail… Au bout duquel l’auteur propose une approche innovante du management pour l’engagement et la performance. Lecture.
Pour commencer, qu’est-ce qu’ « être soi » ? Question shakespearienne, à laquelle le psychosociologue apporte un premier niveau de réponse en cartographiant les composantes de l’individualité. Au croisement de la singularité qui produit le sentiment d’être unique, de l’histoire personnelle faite d’héritage(s) et d’expériences, du récit de soi, du bagage de qualités que l’on se sait posséder et du potentiel que l’on se sent capable de déployer, des goûts qui nous charment par surprise ou de ceux qui procèdent de normes et d’influences, l’identité ne saurait se penser autrement que comme « sociale ».
Cette « identité sociale », Patrick Scharnitzky nous rappelle qu’elle se traduit d’abord par notre inscription dans des « groupes d’appartenance ». On peut bien se voir (pour ne pas dire se « croire ») en individu parfaitement libre, doté du plus grand esprit critique qui soit, rien à faire : nous sommes et restons des êtres socialisés. Ce n’est pas un mal en soi. Ce qui questionne, c’est la valeur dont bénéficie notre groupe d’appartenance par rapport à d’autres et comment cette valeur, plus ou moins socialement appréciée, se répercute sur nos choix, nos conditions de vie, nos interactions avec les autres et notre rapport à nous-même.
Étage suivant de la question de l’appartenance : s’identifie-t-on au groupe auquel on est « assigné » (comme par exemple un homme cisgenre pour qui la question d’accorder le sexe biologique à la masculinité n’est pas une question identitaire, même si cet homme peut ne peut se complaire dans toutes les facettes de la masculinité telle qu’elle s’exprime socio-culturellement) ou bien se sent-on en dissonance (comme la personne à laquelle fait violence le décalage entre son vécu de genre et le sexe qui a été inscrit à son état civil à sa naissance) ? Et en ce cas, comment restaurer sa capacité à dire « je » ? Scharnitzky prend l’exemple d’un salarié : il se sent bien dans sa boîte, s’identifie à son métier, trouve sa place dans le secteur dont il apprécie plutôt les valeurs. Il est alors dans un certain confort identitaire. Mais s’il ne s’identifie pas si facilement, alors trois réflexes psycho-cognitifs peuvent se mettre à l’œuvre : la consonance contre-identitaire qui lui fera penser que c’est moins pire dans cette boîte que dans une autre ; la frustration identitaire qui l’amènera au désengagement ou le rejet identitaire dans lequel, pour continuer à trouver la force de se lever le matin pour aller au turbin, il renverra par exemple son travail à « un job alimentaire ».
Mais ce qui permet, quand on a mal au « soi » en entreprise de se trouver des raisons d’aller au boulot quand même, prend une autre dimension quand on sait que l’identité professionnelle est fortement maillée à la position sociale. D’ailleurs, à la question « et toi, tu es qui ? », la plupart d’entre nous répondent assez spontanément en énonçant leur profession, voire le titre indiquée sur leur carte de visite. La reconnaissance sociale fait partie des enjeux avec lesquels l’entreprise a maille à partir, qu’elle le veuille ou non. Il va bien lui falloir prendre en compte ce besoin de reconnaissance sociale dont elle est l’une des pourvoyeuses. Et cela lui donne du fil à retordre depuis quelques années car cette demande ne va que se diversifiant et se complexifiant : besoin de sens (sans que la notion soit si bien définie), transformation du rapport à l’autorité, digitalisation entraînant évidemment des évolutions culturelles, comportementales et identitaires dépassant la question de l’adoption des outils, attente de coopération (avec toutes les ambiguïtés possibles dans un monde restant assez compétitif), responsabilisation et bien entendu inclusion, ce qui ne recouvre plus seulement le droit à la non-discrimination mais pétrit en profondeur les codes relationnels, les ambiances de travail, les postures…
Pour Patrick Scharnitzky, l’une des clés du management de cette complexité est à trouver du côté du renforcement de l’estime de soi et de la confiance des collaborateurs et collaboratrices. Il y va de contribuer à ce que chacun·e nourrisse une vision de soi positive. Les conditions dans lesquelles se déroule un « feedback » ou un entretien d’évaluation, par exemple, peuvent favoriser un sentiment de valorisation ou à l’inverse de perte de valeur sociale. Pas de caricature : ça ne dépend pas de la « bienveillance » sincère ou affichée du manager ni du seul contenu des échanges (plus ou moins félicitants), mais aussi (et peut-être surtout) de la lisibilité des règles de l’exercice, de la clarté des attendus et de la possibilité de s’exprimer sans avoir à jouer un rôle inconsistant. Ce qui vaut pour l’identité de l’individu et son estime de soi s’inscrit aussi dans ce que l’expert nomme « l’estime du soi social », se rapportant aux marqueurs de ses groupes d’appartenance qu’il porte de façon visible… Ou bien qu’il se sent obligé de masquer, dans un réflexe d’autocensure ! Et, sur la base des résultats d’une grande enquête menée dans diverses entreprises, l’auteur bat en brèche l’idée reçue selon laquelle l’autocensure serait d’abord une affaire de confiance en soi : c’est avant tout le positionnement dans la hiérarchie et la posture du management qui font variables dans la possibilité ressentie de libre parole ou de parole empêchée.
Nous ne vous livrerons pas ici les pistes qu’ouvre Patrick Scharnitzky dans les derniers chapitres de son ouvrage car (teasing !, teasing !), c’est là qu’il en vient à la façon dont l’entreprise peut faire d’une meilleure connaissance et prise en compte de la question des identités un formidable levier de performance ! En revanche, nous garantissons que la promesse de tout l’ouvrage y est tenue : aux côtés des références théoriques, du récit d’expériences fascinantes de psychosociologie, de retours terrains issus de sa propre pratique de consultant intervenant dans de nombreuses organisations, l’auteur livre des conseils utiles dont les managers pourront s’emparer pour relever le défi de l’engagement de tous les talents.
Patrick Scharnitzky, Être soi en entreprise – Estime, confiance, engagement et reconnaissance, Editions Mardaga, 2021
Marie Donzel, pour le webmagazine EVE