Nombre d’entre nous disons volontiers « je vais au bureau » pour dire « je vais au boulot ». Pourtant, le bureau n’est pas le seul lieu de travail qui soit : certains vont aux champs, à l’usine, au technicentre, au poste, derrière la caisse etc. Mais dans le « bureau » ne raconte pas que la tertiarisation du monde du travail occidental. C’est aussi toute un rapport à l’espace, à l’équipement et aux postures du travail qui s’expriment ; nous dit l’ethnologue Pascal Dibie, en retraçant l’histoire de « l’humanité assise », depuis le pupitre du copiste jusqu’au canapé du télétravailleur.
Le chercheur ne fait pas mystère de son impertinente interrogation : que faisons-nous, plus de 7 heures par jour, depuis l’âge des bancs d’école, dans une position si inconfortable que les fesses sur une chaise (pire encore, souvent les jambes croisées). Une hérésie sur le plan ergonomique ! D’ailleurs, notre dos et notre nuque raidis le signalent, nos fourmis aux extrémités et notre corps qui peine à réguler sa température viennent chaque jour nous rappeler qu’être assis·e ne nous est pas vraiment naturel. Mais alors, pourquoi ? Pourquoi s’infliger cette silencieuse torture quotidienne ? C’est que le bureau est prestigieux ! Si, si, là comme ça, votre fauteuil à roulettes ne le manifeste pas d’emblée, mais vous êtes assis·e comme un roi ou reine ! Dibie nous dit qu’en effet, les fonctions professionnelles assises sont historiquement des fonctions qui trônent. Vous croyiez être bonnement assis sur votre c**, mais en fait, vous êtes entre ciel et terre, entre ceux qui sont à genoux (éventuellement à vos pieds) et les divinités qui insufflent de la pensée spirituelle à votre tête surélevée. Le trait est volontairement grossi, par Dibie lui-même puis par notre synthèse de son propos, mais ce qu’il faut retenir, c’est que le bureau est un indicateur de position sociale.
Car au-delà du meuble, le bureau, c’est aussi une pièce. Avez-vous un bureau rien que pour vous ou bien partagez-vous un espace de travail avec d’autres ? Le dialogue social des années 1980-90 a imprimé le souvenir de débats houleux autour des open spaces : pour beaucoup, devenir des « sans bureaux fixes », ce fut vécu comme une rétrogradation… Et cela de façon encore plus douloureuse quand dans la même organisation, certain·e·s conservaient un « bureau personnel », avec une porte qui s’ouvre et se ferme (ce qui accorde le privilège de décider quand on est disponible pour les autres ou quand il n’est pas bienvenu qu’on soit dérangé). On ne s’attardera pas sur la question des dimensions et de l’aménagement des bureaux, de l’épaisseur de la moquette et de leur situation à tel ou tel étage du bâtiment car le fait est bien compris : avoir un bureau, c’est être à un certain niveau dans la hiérarchie professionnelle et sociale.
Et puis voilà qu’à partir des années 2000, sans parler de l’époque si spécifique que nous traversons avec la crise CoViD-19, émerge la possibilité de ne plus y aller. Enfin, pas tous les jours. On veut télétravailler ! Les managers les plus réticents ont une blague grinçante sous la dent « mouais, dans télétravail, il y a surtout télé » ; ce qui, derrière l’image du glandeur en survêt greffé d’une zapette, parle surtout d’un sentiment de dépossession. Un peu comme si le bureau comme espace commun de travail matérialisait le territoire sur lequel on a la maîtrise. On peut railler l’attitude « command & control » de ce « cadre » qui semble confondre « ses » collaborateurs avec, sinon « ses » propriétés, en tout cas des êtres « sous » sa responsabilité, sous « son » autorité, sous « son » regard. On peut aussi, avec Dibie, prendre la mesure du radical changement pour le travail, dans toutes ses dimensions, que représente l’éparpillement des lieux où il s’exerce.
L’expérience mitigée (et pour certain·e·s très douloureuse) d’un confinement qui a amené tou·te·s les « métiers assis » à faire bureau chez soi donne du poids à cette idée selon laquelle tout en étant un « carcan » dans lequel on peut se sentir privé·e d’intimité, surveillé·e, contraint·e, tenu·e de jouer un rôle, le bureau est aussi un « cadre », et notamment celui du droit du travail et des montantes préoccupations de qualité de vie au travail. Sortons donc de la confusion entre le lieu-cadre et l’individu-cadre : la « maison » où l’on travaille n’est pas (ou plus) le lieu où s’exerce le pouvoir des chefs de foyer. C’est cela, nous dit l’ethnologue, convaincu que le bureau physique ne va pas disparaître (même s’il est probable que le « flex » se généralise), qui change en profondeur.
Et puisqu’il est l’heure de se poser de nouvelles questions sur ce qu’est le travail et comment on travaille (questions qui vont bien plus loin que « d’où » l’on travaille), demandons-nous avec Pascal Dibie, s’il ne nous faudrait pas cesser d’être assis·e·s ? Levons-nous ! L’esprit respire quand le corps bouge, la créativité se nourrit mieux lorsque l’on dépasse l’espace du petit mètre carré de notre siège et de notre table, la motivation procède d’une forme de « transport » et pour nous transformer, il semble de bon aloi que nous évitions de nous ankyloser dans des positions arrêtées.
Pascal Dibie, Ethnologie du bureau, Editions Métailié 2020.
Marie Donzel, pour le webmagazine EVE