Le qualificatif « essentiel » est fréquemment employé comme synonyme d’autant de notions différentes que « vital », « élémentaire », « nécessaire », « important », « primordial », « fondamental », « crucial » et on en passe. Mais alors, le mot a-t-il encore tout son sens ? La rédaction du webmagazine EVE a enquêté sur l’essentiel, son étymologie, son bagage théorique, ses perceptions communes et leurs effets dans notre quotidien, notamment professionnel.
A la recherche de l’essence
L’être intrinsèque
Lisiblement, essentiel tire son étymologie du latin « essentia », l’essence. Est essentiel ce qui constitue la nature intrinsèque de quelque chose. C’est le fait d’être, que l’on distingue du fait d’exister. C’est ce qui est invariable, distinct de ce qui se transforme.
L’espèce
Dans le langage botanique, l’essence va désigner l’espèce, la catégorie dans laquelle on range tel ou tel végétal semblable à ceux qui ont les mêmes caractéristiques.
La substance
La parfumerie ou la gastronomie nous indiquent que l’essence est l’extraction du plus pur d’une substance : l’odeur ou le goût brut d’une matière première. La pharmacologie renvoie elle aussi l’essence (de térébenthine, par exemple) au résultat substantiel d’une action de purification.
L’énergie
Dans le monde automobile, l’essence est synonyme de carburant. C’est le combustible qui fait tourner un moteur, indispensable à la production d’une énergie.
Représentations collectives de l’essence
Contradictions ?
Cette polysémie de l’essence, selon le point de vue depuis lequel on l’aborde n’est pas sans provoquer de frottements, voire de contradictions dans nos perceptions de l’essentiel.L’essentiel, c’est à la fois :
- la nature profonde et singulière de chaque être que rien ne peut altérer,
- la catégorie d’appartenance à laquelle chaque chose peut être assignée, indépendamment de ses singularités,
- le résultat d’une action sophistiquée de purification,
- l’élément nécessaire à la dégradation d’autres éléments.
Ouch ! Si avec tout ça, on retrouve le sens de l’essence…
Une certaine vision de la « nature »
Pour se sortir de cet imbroglio, notre imaginaire collectif aime à se représenter l’essentiel comme ce qui est au plus près de la « nature », en tant que champ d’expression de la pureté. Nous paraît relever de l’essentiel ce qui se rapproche le plus des besoins primaires, d’abord renvoyant aux fonctions physiologiques, puis au sentiment de sécurité, puis à la relation aux autres si l’on reprend grossièrement le schéma (aujourd’hui très contesté) de Maslow. Peut aussi sembler appartenir à l’essentiel ce qui n’est pas corrompu, ce qui n’est pas transformé, ce qui n’est pas mélangé… Et c’est là que l’on peut légitimement s’inquiéter des dérives d’une pensée puriste, dont l’histoire nous a montré les conséquences atroces quand elle trouve à se mettre en œuvre dans un projet politiqu.
L’essentialisme, une fonctionnalisation du prétendu « naturel »
Notre rapport à l’essentiel, comme expression de la nature des choses, nous conduit par ailleurs à attribuer des fonctions, des qualités, des compétences à certaines catégories identifiées par un critère réputé naturel. C’est ce que l’on appelle l’essentialisme. Concrètement, cela permet d’entretenir l’idée que les femmes, parce qu’elles portent les enfants ont « naturellement » plus d’appétences et d’aptitudes pour s’occuper des petits mais aussi plus globalement pour être dans le soin aux autres, apporter de la tendresse, donner confiance, pacifier les situations etc. L’essentialisme n’est pas réservé aux enjeux de genre : il se manifeste chaque fois que nous supposons des qualités spécifiques à un individu en raison du groupe d’appartenance dans lequel nous le catégorisons.
Dépasser l’essence primaire pour retrouver le sens de l’essentiel
De toute évidence, les perceptions puristes de l’essence sont limitées pour appréhender la complexité de nos besoins, en même temps qu’elles représentent de véritables risques d’exclusion, voire de violences. Il nous faut donc appréhender l’essentiel sur le plan non pas des besoins primaires, mais bien du besoin transversal de sens.
La morale de l’essentiel
Une première façon de donner du sens aux choses est de les imprégner de morale. Par exemple, quand on ramène l’essentiel au strict nécessaire, on défend la valeur de frugalité. Dans cette perspective, Hegel nous dit qu’il faut pouvoir « justifier » du fait que l’on a vraiment besoin de quelque chose et que ce qui ne trouve pas de bonne raison d’être recherché n’entre pas dans l’essentiel. Si on descend dans le concret, je peux par exemple solliciter des aménagements de mes conditions de travail en justifiant qu’il est essentiel pour moi, du fait de caractéristiques propres à ma situation, de ne pas entrer dans le cadre commun.
Quand on place l’essentiel du côté des droits humains, on défend la valeur de dignité. Chez Kant, cela renvoie à ce qui n’a pas de prix, ce qui ne peut pas être mis sur le marché, ce qui ne supporte pas la relativité. Ici, la morale de l’essentiel va plutôt chercher du côté du dépassement de l’échelle individuelle des désirs et besoins pour positionner des fondamentaux qui s’imposent à tou·te·s sans exception. Là encore, en descendant dans le concret, si l’on décide de faire du principe d’inclusion une sorte d’ « impératif catégorique », il n’y a pas de tolérance possible pour toute action consciente ou inconsciente conduisant à du favoritisme.
Mais l’on peut considérer que l’essentiel, c’est d’être libre. En ce cas, on défend avec Descartes le principe de discernement et l’on ne saurait supporter que son libre-arbitre soit contraint par autre chose que sa propre conscience… Rien ne peut me dire ce qui fait sens en dehors de ma propre quête de ce qui se rapproche le plus de la vérité. Au travail, cela peut signifier qu’en tant que sujet, je suis la personne la mieux placée pour identifier ce qui est prioritaire et important dans mes fonctions, mon esprit de responsabilité se chargeant de rendre ma vision de ce que je dois faire compatible avec ce que le collectif attend de ma participation.
La psychosociologie de l’essentiel
Une autre façon d’approcher l’essentiel est d’aller à la rencontre des besoins collectifs. Comme l’a par exemple fait Marie Jahoda, dans le village de Marienthal, atteint dans les années 1930 par une vague massive de chômage. Jahoda va chercher à savoir ce qui, en dehors de la rémunération permettant de satisfaire les besoins primaires, manque aux travailleurs privés d’emploi. Et de distinguer « 5 fonctions latentes du travail » que l’on pourrait parfaitement qualifier d’essentielles : s’inscrire dans une structure temporelle, bénéficier de liens sociaux, se reconnaître dans une identité professionnelle, apprendre au quotidien et entretenir une flexibilité psychique permettant de comprendre le monde comme il change.
Le sociologue allemand Axel Honneth va développer une trentaine d’années plus tard une théorie de la reconnaissance, prenant précisément appui sur le caractère essentiel de l’expérience de l’injustice pour les humain·e·s. Pourquoi essentiel ? Parce que dit Honneth, se confronter à l’injustice, c’est subir une atteinte généralisée de son sentiment d’être un·e humain·e aussi valable qu’un·e autre. Partant de là, Honneth identifie trois types de reconnaissance qui répondent au besoin essentiel de stabiliser l’estime de soi : la reconnaissance affective (sentiment d’être en lien avec les autres), la reconnaissance juridique (garanties l’on ne peut être sanctionné·e quand on est au rendez-vous de ses devoirs) et reconnaissance culturelle (signes d’acceptation de ce que l’on est en tant qu’individus singuliers inscrits dans des groupes d’appartenance).
Se sentir essentiel·le
Une fois que l’on a dit tout cela, et si ce qui faisait l’essentiel, ce n’était pas avant tout le fait de se savoir essentiel·le ? Celles et ceux qui ont expérimenté le « brown-out », syndrome d’épuisement professionnel lié au vécu que ce que l’on fait n’a ni sens ni importance, évoquent les affres du sentiment d’inutilité, l’impression de ne servir à rien et l’angoisse que personne ne se rende même compte que l’on a cessé de travailler si d’aventure on en venait à ne même plus se donner la peine de faire acte de présence.
Le sentiment d’inutilité sociale, largement étudié dans le cadre des travaux sur la précarité ou sur le passage de la vie active au temps de la retraite, gagnerait aujourd’hui de plus en plus de personnes en emploi et cela d’autant plus que l’utilité s’imposerait en credo du droit au travail. Autrement dit, plus on demande aux gens de démontrer qu’ils sont « utiles », plus le sentiment d’inutilité tend à croître chez les un·e·s et les autres. Alors, sans doute faut-il, pour échapper à ce cercle vicieux, sortir d’une vision utilitariste de la « ressource » humaine pour envisager l’essence de l’humain au travail : la participation à un projet collectif dans lequel il est possible de donner le meilleur de soi et de progresser de jour en jour.
Marie Donzel, pour le webmagazine EVE