L’annulation des oraux aux concours de l’ENS-PSL en raison des mesures sanitaires liées à la crise CoVid-19 aurait pu augmenter la proportion de filles parmi les étudiants admis ? C’est ce que certains médias suggèrent, parmi lesquels Le Monde, qui parle de « hausse du nombre de femmes particulièrement marquée ». L’école en appelle cependant à prendre cette donnée avec recul, comme elle l’indique dans un communiqué. Finalement, les auditions à l’aveugle et les examens anonymes sont-ils si efficaces pour promouvoir la diversité ?
Des effets de la suppression des oraux pas si spectaculaires
De façon générale, le nombre de femmes à l’ENS-PSL a crû de 40% en 2019 à 43% en 2020, comme le souligne Libération, ce qui ne constitue pas à proprement parler un « bond », contrairement à ce que certains titres ont pu annoncer. La voie littéraire a, en effet, été plus impactée : 78% de femmes admises en 2020, contre 62% en 2019, soit +16 points. Elles étaient 51% en 2018 et 60% en 2017 dans cette discipline. Ce même phénomène n’a pas été observé dans les autres filières — en sciences, le nombre de nouvelles étudiantes en 2020 (18%) est même inférieur à celui de 2019 (23%).
Si les statistiques des concours de l’ENS-PSL en 2020 sont encore peut-être trop récentes pour conclure que la suppression des oraux est une tactique efficace pour lutter contre les inégalités d’accès aux fonctions prestigieuses et aux postes à responsabilité, cette actualité très commentée remet à l’agenda le débat sur le rôle des processus de recrutement dans le plafond de verre. De l’anonymisation des CV à la suppression de l’exercice de la négociation salariale comme le voulait la patronne de Redditt, Ellen Pao, en passant par les épreuves à l’aveugle et autres remises en cause des conditions dans lesquels on évalue à l’oral, la logique paraît évidente : si on enlève tous les signes susceptibles de produire des biais décisionnels, on atteindrait « mécaniquement » plus d’objectivité dans les évaluations…
Sortir de l’aveuglement sur le rôle des process d’évaluation et recrutement dans les discriminations
L’Orchestre symphonique de Québec a ainsi réussi à atteindre une parité (32 femmes et 28 hommes) grâce, en partie, à son processus de sélection à l’aveugle : auditions tenues derrière un écran et tapis couvrant les bruits des talons susceptibles de dénoncer le genre de la personne. La journaliste et chroniqueuse pour France Musique, Aliette de Laleu, cite une étude américaine montrant que la mise en place d’un « paravent » augmente de 50% la probabilité pour une femme de passer au tour suivant lors d’un processus de sélection. Cette méthode a néanmoins été discutée dans un article du The New York Times par le critique musical Anthony Tommasini qui propose, à l’inverse, que l’on prenne en compte justement le genre, la classe ou l’ethnie pour proposer des mesures d’inclusion (comme par exemple les quotas) visant à augmenter de façon plus volontariste la diversité dans les orchestres.
Et la confiance en soi, dans tout ça ?
Mais réforme de process ou mesures contraignantes soldent-elles la question de la « confiance en soi » ? Certes, la confiance n’est pas sexo-spécifique dans l’absolu, mais de nombreux travaux mettent en évidence qu’elle se construit au travers du parcours de vie, et que de ce fait, les femmes (ou d’autres « sociogroupes » en état de minorité) ne développent pas une même assurance en leur capacité à surmonter les difficultés et à relever des défis que des catégories de la population socialisées avec de moindres questionnements sur leur légitimité. Concrètement, l’éducation des petits garçons autant que le positionnement de la masculinité dans la société favoriseraient une meilleure aisance des hommes dans les exercices aussi codifiés que l’oral d’un concours, l’entretien de recrutement ou une négociation.
Si ces recherches sont indispensables à la compréhension des mécaniques indirectes de discrimination, elles méritent d’être croisées avec d’autres regards. Celui de la diversité des socio-groupes d’appartenance, pour commencer, qui font qu’un individu a une identité de genre mais aussi une identité se rapportant à sa classe sociale, à ses origines réelles ou supposées, son orientation sexuelle etc. Ce qui peut constituer soit des avantages soit un risque d’exposition aux discriminations (être une femme blanche d’une classe sociale favorisée ne relève pas d’un même vécu social que d’être un jeune homme racisé et/ou porteur d’un handicap). Ainsi, le risque d’une interprétation au regard d’un critère unique, ou d’une sélection restreinte de critères, ne permet pas d’embrasser la complexité d’une condition… Et fait courir le risque de la concurrence des appartenances, laquelle n’aurait d’autres effets que de stériliser le débat et l’action.
Par ailleurs, une approche genrée de la question de la confiance en soi peut s’avérer contre-productive : en supposant a priori que le déficit de confiance en soi est une affaire de femmes, on contribue à enfermer la féminité dans un tableau de stéréotypes… Et on peut passer à côté de toute une dimension de la problématique. Une étude récente sur l’autocensure a montré, par exemple, que le poste occupé par un·e salarié·e ou la culture managériale étaient des indicateurs plus révélateurs que le genre pour parler de manque de confiance en soi et de liberté de s’exprimer dans un environnement professionnel.
De la « discrimination positive » inconsciente ?
Enfin, il faut prendre en compte ce que l’on pourrait appeler des « biais de compensation ». L’étude « Les filles sont-elles discriminées en sciences ? » suggère que la prise en compte de l’enjeu de mixité par un nombre toujours plus grand d’acteurs en situation de sélectionner des individus favoriserait des réflexes inconscients de rééquilibrage : sachant qu’on « manque » de femmes dans les filières scientifiques, les évaluateurs seraient ainsi plus « sévères » avec les hommes lors des oraux ou entretiens… Et inversement, les filières des humanités étant majoritairement féminisées, il y aurait une « discrimination positive » inconsciente en faveur des garçons qui se présentent à des épreuves littéraires ou candidatent à des postes de communicant·e, de responsable RH ou de gestionnaire des questions sociales. Le tout dans une très bonne intention de favoriser la mixité dans tous les champs disciplinaires.
Et si on décalait le motif, quand on parle de compétences ?
Mais alors, et la « compétence » dans tout ça ? Le sujet arrive forcément sur la table quand on questionne l’intention de faire de la diversité et les moyens (volontaristes, incitatifs ou même inconscients) que l’on met en œuvre pour y parvenir. C’est en partie une impasse car en opposant les capacités des individus aux phénomènes sociaux, on mélange un peu les choux et les carottes.
Alors, décalons le motif : et si, quand il s’agit de trouver des leviers humains de performance, plus que de s’intéresser à la compétence comme capital individuel, il fallait raisonner en termes de potentiel d’un collectif à bien fonctionner ensemble ? Là, l’inclusion prend tout son sens : ce qui compte pour le spectacle, c’est d’avoir un buteur d’exception ; mais ce qui compte pour faire gagner une équipe et derrière elle, embarquer l’enthousiasme de toute une population, c’est d’avoir un groupe solide où chacun·e contribue pleinement au match, se fait confiance et fait confiance aux autres pour pouvoir donner le meilleur de soi.
Marcos Fernandes & Marie Donzel pour le webmagazine EVE