C’est vers 3-4 ans que les enfants découvrent un mot magique : « pourquoi ». L’invariable adverbe de toutes les curiosités. La conjonction qui autorise les questions qui amènent d’autres questions qui amènent d’autres questions. Une boussole pour partir à la conquête du sens des choses. Le philosophe des sciences Philippe Huneman réveille l’enfant·e insatiable de connaissances en chacun·e de nous dans son essai récemment paru aux éditions Autrement : Pourquoi ? Une question pour découvrir le monde.
Comme il s’adresse à des adultes, sérieux et préoccupés par les grands défis de l’époque, l’éminent professeur au CRS pourrait (se) demander pourquoi l’homme fait son malheur en détruisant sa planète, pourquoi les inégalités persistent alors que la majorité d’entre nous a les valeurs de justice chevillées au cœur, pourquoi l’enfer est pavé de bonnes intentions, pourquoi on ne tire pas suffisamment de leçons de nos erreurs etc. Mais Huneman prend un tout autre parti, à la fois plus fantaisiste et plus en recul en posant neuf questions pour explorer le champ de la « raison ». Pourquoi les corps tombent-ils quand on les lâche ? Pourquoi Mickey a-t-il ouvert le frigo ? Pourquoi le tricératops a-t-il des cornes ? Pourquoi Napoléon a-t-il perdu Waterloo ? Pourquoi Roméo aime-t-il Juliette ? etc.
Il est tentant, n’est-ce pas, d’apporter des réponses immédiates et évidentes à ces interrogations en nous appuyant sur notre culture (les corps tombent quand on les lâche à cause de la gravité, tout le monde le sait !), notre bon sens (le tricératops a des cornes pour se défendre des tyrannosaures, pardi !), notre vision de la volonté (Mickey ouvre le frigo parce que Walt Disney l’a décidé, c’est bien le pouvoir du scénariste, non ?), notre esprit critique (Napoléon a pris des gamelles militaires parce que tout empire est voué à périr), notre expérience de la vie (Roméo aime Juliette parce que les amours impossibles, c’est la meilleure parade à la routine conjugale d’un mortel ennui)… Mais s’en référer ainsi à des causes et des motifs, des références acquises, des opinions arrêtées ou des croyances ancrées c’est demeurer insatisfait·e par des réponses portant le plus souvent au pessimisme et surtout se priver, nous dit Huneman, de toute l’enthousiasmante aventure de la réflexion curieuse…
Ne détrônons pas la reine des questions qu’est « Pourquoi » en apportant des « parce que » tout faits. Pourquoi, ça permet de chercher des causes, en se méfiant des corrélations et des théories du complot, mais en prenant en considération les coïncidences, la part du hasard, les malices de la sérendipité. Pourquoi, ça met sur la table le sujet des besoins, des intérêts, des motivations. Pourquoi, ça invite au changement de regard, à l’intérêt pour l’autre, à l’appréciation de la diversité du monde. Pourquoi, ça fait place à la discussion sur les incompréhensions et les contradictions (de formidables développements sur les injustices morales de la justice en tant qu’institution sociale sont à lire dans l’essai d’Huneman). Pourquoi, ça renvoie à l’humilité de ne pas savoir et à la promesse d’avoir à apprendre.
Bref, pourquoi, c’est la rencontre de l’intelligence et de la fraîcheur, comme le l’illustre à merveille, dans son fond comme dans sa forme, le livre de Philippe Huneman dont c’est le titre.
Marie Donzel, pour le webmagazine EVE