On les surnomme parfois « neurones de l’empathie » ou « neurones de Gandhi », on leur attribue la cause du bâillement communicatif et la perception du langage non verbal, il viennent en renfort des théories sur les rôles modèles et des méthodes d’apprentissage par imitation… Ils sont même considérés par certain·e·s comme l’origine « biologique » de la civilisation : ce sont les neurones miroirs !
Parce qu’on les croise régulièrement dans les pages de la littérature sur les soft-skills, la rédaction du webmagazine EVE a voulu en savoir plus sur ces curieuses cellules nerveuses qu’une équipe de chercheurs de l’Université de Parme a découvert il y a moins d’un quart de siècle.
Il se passe quelque chose en Zone F5 Cortex Prémoteur !
Mars 1996, Giacommo Rizzolatti, Luciano Faidga, Vittorio Gallese et Leonardo Fogassi font paraître dans la revue Cognitive Brain Research un compte-rendu de leurs travaux récents qui va faire du bruit dans le Landernau : « Premotor cortex and the recognition of motor actions ». Au cours de leurs observations de l’activité cérébrale de grands singes, ils ont noté que certains neurones de la zone F5 du Cortex prémoteur de ces animaux « déchargent » quand ils effectuent une action mais aussi quand ils voient la même action effectuée par un autre.
Or, la zone F5 du cortex prémoteur des singes est très proche de « l’aire de Broca » des humains, cette zone du cerveau découverte en 1861 que l’on associe au traitement du langage, entre autres fonctions relationnelles. On peut donc émettre l’hypothèse sérieuse, disent les quatre chercheurs italiens, que les humains seraient également dotés de ces neurones particuliers qui entrent en jeu dans les échanges entre individus. Pour en avoir le cœur net, ils observent ce qui se passe dans le cortex moteur d’un groupe de sujets humains quand ils regardent d’autres humains tracer des figures géométriques dans l’air. Et de constater une « excitation » de certains neurones ainsi que des réflexes musculaires chez les sujets soumis à l’expérience. Quand nous regardons un semblable effectuer un geste, notre cerveau semble bel et bien se préparer à reproduire le même geste.
Miroir, mon beau miroir, aide-moi à percer tant de mystères
L’empathie « naturelle » ?
Les chercheurs parlent de « neurone miroir » car tout se passe comme si en regardant l’autre, je me vois moi-même. Il n’en faut pas beaucoup plus pour que l’on associe cette activité cérébrale récemment découverte à la vertu d’empathie : eurêka, c’est prouvé, il est naturel de se mettre à la place de l’autre !… S’écrient les plus enthousiastes.
Peut-être un peu hâtivement, car si les neurones miroirs réagissent très efficacement sur des fonctions vitales simples (par exemple, avoir soudainement soif quand on voit quelqu’un siffler une boisson désaltérante), leurs « décharges » n’envoient pas de signaux complexes permettant de lire avec limpidité les émotions, les raisonnements ou les intérêts d’autrui. Il ne suffit pas que quelqu’un·e pleure devant moi pour que je me sente triste. De plus, si je me sens triste en voyant quelqu’un·e pleurer, cela ne signifie pas que je partage sa tristesse : il se peut aussi que je projette mes propres sentiments, mes propres émotions sur la situation.
Le « secret » du bâillement contagieux ?
D’autres comptent sur les neurones miroirs pour percer le mystère du bâillement contagieux. Le dicton dit qu’un bon bâilleur en fait bâiller sept et une étude de 1986 a objectivé que 75% de la population est effectivement sujette au bâillement réflexe quand quelqu’un·e s’étire le goulot dans la même pièce. Mais pourquoi ?
Longtemps, seules les théories du mimétisme comportemental s’essayaient à l’expliquer : de la même façon que toute une part de l’éducation passe par l’imitation sans même que les discours s’en mêlent, un certain nombre d’attitudes et de comportements inconscients se transmettent par effet de socialisation. Le bébé constatant que papa et maman se penchant sur son berceau en pleine nuit bâillent sans vergogne associerait très tôt le bâillement des autres à ses propres sensations (faim, bien-être de recevoir des soins) et à ce qu’expriment, verbalement ou non, ses parents (fatigue, lassitude). Et toute la vie ensuite, quand quelqu’un·e bâille, le bébé que nous avons été se demanderait instinctivement si ce n’est pas l’heure de manger, de dormir ou si la plaisanterie de cette interminable réunion n’a pas suffisamment duré.
Les neurones miroirs apportent une explication plus directe que les théories du mimétisme inconscient, d’autant que le bâillement fait partie des mouvements qui déclenchent systématiquement leur « décharge » à l’observation par imagerie.
Les neurosciences en réconciliatrices des sciences « dures » et des sciences « sociales » ?
Les sciences humaines et sociales en quête de « preuves »
En fait, les théories du mimétisme inconscient n’entrent pas en concurrence avec la découverte des neurones miroirs. Ces derniers apportent au contraire de la preuve « biologique » à de nombreux travaux sur les comportements des individus socialisés. Et ça tombe à pic : les sciences « dures », parfois appelées aussi sciences « exactes » ont la cote en cette époque qui cherche la vérité du côté des chiffres, de la physique, de la biologie et croit en la précision supérieure des technologies… Quitte à déprécier les disciplines qui apportent des éclairages culturels, psychologiques, sociologiques aux phénomènes observés en admettant que toute pratique scientifique (molle ou dure) a sa part d’imprécisions, de biais, d’hypothèses erronées, de conclusions possiblement distordues.
La vieille hache de guerre entre sciences « dures » et sciences « molles » n’est pas enterrée, mais les premières ont emporté la croyance collective que la modélisation mathématique, l’argumentation « biologique » ou la démonstration physique sont des gages de rigueur de la démarche en même temps que des réponses indiscutables aux questions complexes que l’on se pose.
L’engouement pour les « neurones miroirs », reflet de notre tentation scientiste ?
Alors, on va s’appuyer sur la statistique pour crédibiliser un discours (de bonne foi ou bien plus « orienté ») sur toutes sortes de sujets, allant des comportements de consommation aux attentes des nouvelles générations au travail en passant par les inégalités, sans forcément préciser systématiquement ce qu’on compte (et ce qu’on oublie de compter) et comment on compte. Comme on va volontiers se référer aux neurones miroirs pour donner du poids à des conclusions plus ou moins sérieuses sur autant de thématiques sensibles et diversifiées que l’orientation sexuelle et les différences de genre, les phénomènes de foule, les addictions, l’obésité, l’autisme, les troubles de l’érection etc. C’est ce que dénonce le professeur de psychiatrie à l’Université de Chicago Jean Decety : les neurones miroirs à toutes les sauces, cela parle avant tout du pouvoir de séduction qu’exercent les concepts simples issus des disciplines les plus complexes, parmi lesquels la neurobiologie se place en bonne position.
Les neurones des valeurs ?
Le retour de l’homme bon par nature, une pensée magique ?
Surnommés par le Dr Vilayanur S. Ramachandran les « neurones de Gandhi », auxquels ce psychophysicien attribue les « origines de la civilisation », les neurones miroirs sont considérés par beaucoup comme la preuve, flatteuse et rassurante, que tout·e humain·e (à l’exception notifiée des psychopathes) est accessible à la considération d’autrui comme son alter ego. A partir de là, on a tôt fait de voir dans les neurones miroirs un quasi-« gène » de la tolérance, inscrit dans la « nature » de la majorité de l’humanité.
Tous les espoirs sont donc permis : le bon réside en chacun·e de nous et il suffirait de montrer la voie de la générosité aux égoïstes, les gestes de la gentillesse aux méchant·e·s, les façons de la bienveillance aux désobligeant·e·s ou les mœurs respectueuses aux grossier·e·s pour que s’active le changement de comportement.
On n’est pas loin de la pensée magique, selon Gregory Hickok, professeur de sciences cognitives à l’Université de Californie, qui met en cause les conditions des expériences de Rizzolatti, le découvreur des neurones miroirs, autant que l’usage des neurones miroirs dans les interprétations de dynamiques sociales diverses et variées.
L’empathie, un apprentissage avant tout
Il n’est pas le seul à modérer l’enthousiasme pour les neurones miroirs : le neurologue Nicolas Danziger, qui conduit des travaux sur la prise en charge de la douleur, met en évidence que la compréhension de la souffrance d’autrui, élan empathique s’il en est, ne dépend pas tant des neurones miroirs que d’une multitude de paramètres allant de la formation du personnel soignant jusqu’à la fiabilité des systèmes d’évaluation des manifestations de la douleur, en passant par les conditions de travail. Des expériences menées sur des personnes ne ressentant pas elles-mêmes la douleur physique mais témoignant d’une excellente compréhension de la douleur des patient·e·s confirment que l’empathie doit infiniment plus au développement de compétences qu’à la biologie !
L’essence biologique de la vertu ?
Il y a plus préoccupant encore quand la raison biologique se mêle des compétences et valeurs humaines : le risque d’essentialisme. Par exemple, on sait combien il est glissant d’attribuer les origines de l’attachement à l’ocytocine, hormone que les femmes sécrètent davantage que les hommes et notamment dans les fonctions maternelles (accouchement, allaitement) : il est tentant alors de post-rationaliser toutes sortes de stéréotypes de genre, au risque de passer à côté de la multitude des facteurs qui interviennent dans la construction et le développement d’une relation.
Autre exemple perturbant : le cas des gènes MAOA-CDH13, vite rassemblés sous le vocable de « gène de la violence » après la parution d’une série d’études indiquant la récurrence de ces unités d’hérédité dans le génome de criminels violents. De commentaires eugénistes rappelant de sombres heures de l’histoire en prises de position politiques sur l’opportunité de prévenir la délinquance par recours au test génétique dès l’enfance, il y a de quoi être a minima méfiant·e quand la biologie entend prédire des dispositions favorables…
… Que ce soit aux pires comportements comme aux plus louables.
Marie Donzel, pour le webmagazine EVE