Belle surprise à la page 362 de l’essai récemment paru d’Ivan Jablonka, Des hommes justes – Du patriarcat aux nouvelles masculinités aux éditions du Seuil : le Programme EVE y est cité comme initiative exemplaire, aux côtés du réseau SNCF au Féminin et d’autres initiatives du monde de l’entreprise pour œuvrer à l’égalité entre les femmes et les hommes.
Cette flatteuse citation de notre programme n’est cependant pas la raison principale de l’intérêt tout particulier que la rédaction du webmagazine EVE réserve à cet ouvrage. C’est avant tout parce qu’il est formidable. Formidablement éclairant, formidablement bien documenté, formidablement propice à la réflexion et l’action sur la place des hommes dans le projet de mixité.
Pourquoi les inégalités femmes/hommes résistent aux évolutions socio-culturelles ?
Ivan Jablonka s’était déjà fait remarquer sur la thématique avec le document Laetitia ou la fin des hommes, qui a reçu le Prix Médicis et le Prix littéraire du Monde. Après cette poignante enquête sur les violences sexuelles, l’historien a décidé d’approfondir la question du positionnement des hommes dans une société qui a vu les femmes prendre de plus en plus leur autonomie et leur place, sans pour autant que l’on progresse de façon significative sur autant de problèmes que les violences de genre, les inégalités salariales, le plafond de verre, le partage des responsabilités domestiques et familiales…
Le parti pris de Jablonka est clair : les femmes peuvent bien tout faire pour leur émancipation, l’exercice de leur liberté, l’exercice de leur bon droit à la sécurité, à la citoyenneté, à l’égalité, rien ne bougera si les hommes ne prennent pas le train du changement.
Comment les embarquer dans une transformation sociale et culturelle qui ne présente finalement que peu d’avantages pour eux à court terme ? Certes, il y a l’idéal démocratique qui ne supporte pas que l’on traite moins bien quelqu’un en fonction de son genre ; certes, il y a la conviction que le monde ne peut pas bien tourner en laissant plus ou moins de côté la moitié de l’humanité ; il y a aussi des études qui objectivent la corrélation entre mixité et performance ou à tout le moins le coût exorbitant des inégalités…
Mais il y a aussi des individus qui ont des intérêts, ne sont pas idiots et voient bien qu’un quota réduit mathématiquement leurs chances d’accéder à une place, que repenser le partage des tâches domestiques et familiales et la « charge mentale » va bousculer leur confort au quotidien, que renoncer à des rôles stéréotypés induit une forme de perte de pouvoir. Et puis il y a une société que les transformations culturelles angoissent sourdement, qui craint in petto que la redéfinition des fonctions sociales et des règles du jeu soit la porte ouverte à toutes les fenêtres et que son héritage soit malmené par la dynamique de progrès.
De quoi avons-nous hérité en matière de rapports femmes/hommes ?
C’est justement à cet héritage que Jablonka s’intéresse. Comment se libérer du fardeau de la « domination masculine » autrement qu’en pointant rigoureusement tout ce qu’elle continent d’illégitime ? Parmi ces illégitimités, l’historien dénonce les croyances qui imposent l’idée que l’histoire a été faite par les hommes et que les femmes ont des millénaires à rattraper pour gagner petit pas après petit pas le droit à être traitées en égales. Faux ! Les femmes ne sont pas entrées dans l’histoire il y a moins d’un siècle : elles travaillent, entreprennent, contribuent à la production de richesses depuis toujours. Mais l’historiographie, à savoir l’ensemble des options prises pour écrire le récit de l’histoire les a renvoyées dans les marges.
Autre système de croyance : le poids de la biologie. Là encore, il y a une part de réalité (la différence des sexes, qui dépasse toutefois la binarité XX/XY) mais s’est construit tout autour un spectre d’essentialisations attribuant des comportements, des tempéraments, des fonctions aux un·e·s et aux autres. Insensé ! Il n’y a pas plus de gène du ménage chez les femmes que d’ADN de l’autorité chez les hommes.
Des modélisations de l’organisation économique et sociale simplistes et paresseuses à l’origine de la perpétuation des inégalités de genre
Le croire et le faire croire a cependant été une solution aussi paresseuse que malhonnête pour un certain nombre de penseurs et décideurs de l’organisation politique et économique : de la gauche la plus collectiviste à la droite la plus conservatrice en passant par toutes les nuances du libéralisme, mettre d’emblée une partie de l’humanité de côté (les femmes, si vous avez bien suivi) a permis de bâtir des modèles sociaux plus simples, sinon simplistes, que s’il avait fallu considérer l’humanité dans son ensemble et surtout traiter de la question de la reproduction comme une thématique à part entière intéressant bel et bien les femmes comme les hommes. Ensuite, il n’y avait plus qu’à confirmer par tous les moyens possibles que le modèle organisationnel « sans les femmes » était le plus naturel, le plus efficace, le mieux tourné vers les « vrais sujets ».
A partir de là, les hommes forment « l’universalité » et les femmes deviennent un « exogroupe ». Elles sont « l’autre » partie de l’humanité. Satellisées. Et condamnées à se battre pour leurs droits. Au risque que leurs droits soient reçus comme des demandes (voire des « revendications »), que leur liberté soit acquise au titre de concessions (n’oubliez pas de dire « merci »), que leur puissance soit regardée avec méfiance, que leur poids dans la société doive être pondéré, voire tempéré pour ne pas trop heurter les sensibilités.
Les « failles du masculin » face à l’accélération de la liberté des femmes
Et puis la mécanique déraille. Les « failles du masculin » (titre du troisième chapitre de l’ouvrage de Jablonka) se révèlent : la virilité ne convient pas à tous les hommes, elle angoisse la plupart d’entre eux (ceux qui ont du mal à s’y conformer comme ceux qui ont peur de la voir contestée), elle produit des maux dont les hommes souffrent aussi (en termes de santé, de violences, de privation d’accès à leurs émotions, de situations personnelles douloureuses).
Face à cette mise en cause du modèle « traditionnel », certains, avec la « complicité » d’une partie des femmes, se rigidifient dans la défense de l’ordre genré : il faut sauver le soldat virilité que les féministes ne sont plus les seul·e·s à attaquer, mais qui se confronte aussi à la désertion d’un nombre croissant d’hommes lassés de jouer la comédie du mâle alpha, à la réalité de femmes qui n’ont plus besoin d’eux pour survivre mais veulent avoir envie de s’engager à leurs côtés pour un projet de vie épanouissant…
Car tandis que les hommes prenaient un peu leur temps pour mettre en cause une masculinité oppressante, les femmes ont accéléré leur libération : malgré la persistance des inégalités économiques qui les précarisent, malgré la banalité des violences intrafamiliales qui les contraignent à envisager la rupture du couple comme une épreuve dangereuse, malgré le sexisme du quotidien qui pollue l’air que nous respirons tou·te·s, il appert qu’elles sont aujourd’hui majoritairement bien plus avancées sur la conviction du droit à leur liberté que des hommes qui se torturent encore les méninges et triturent leur rapport à l’identité masculine pour savoir s’ils peuvent laisser tomber la cravate, porter un short, un tee-shirt et des chaussures ouvertes quand il fait 35°, pleurer ou non quand ils ont du chagrin, prendre un temps partiel pour s’occuper de leurs enfants etc.
La « justice de genre » ou comment remettre les pendules à l’heure sur les « droits » des femmes (qui sont en fait les droits humains)
Bon, maintenant que le constat est posé, comment faire ? Jablonka prône la « justice de genre ». Il faut revenir aux fondamentaux : l’égalité est un principe de justice. Les inégalités femmes/hommes ne peuvent faire exception à tout ce qui intéresse ce principe. D’autant qu’en laissant la question des rapports de genre à l’écart du principe de justice, c’est ce principe qu’on affaiblit.
Cette structuration autour du principe inaliénable de justice est indispensable, selon Jablonka, à l’élaboration de tout discours, toute politique, toute action en faveur de la mixité. De la même façon que nous n’avons pas besoin d’être racisé·e pour ne pas supporter le racisme, que nous n’avons pas besoin d’être en situation de handicap pour être répugné·e par les violences faites aux personnes réputées non « valides », que nous n’avons pas besoin d’avoir nous-même une pratique religieuse pour considérer le principe de laïcité impliquant la liberté de croyance comme un socle des valeurs démocratiques, il va bien falloir que les hommes comme les femmes deviennent intolérants aux inégalités de genre.
Alors, on ne débattra plus du bien-fondé des actions pour l’égalité, de la différence femmes/hommes, du spectre de la « guerre des sexes » ou du fantasme de « l’inversion de la domination », mais on consacrera notre énergie à agir !
Marie Donzel, pour le webmagazine EVE.