Le behaviorisme (ou comportementalisme) est une inspiration pour de nombreuses approches managériales et de développement personnel. Le webmagazine EVE a enquêté sur cette branche des sciences humaines et sociales : son histoire, son influence, ses applications, ses controverses…
Aux origines du behaviorisme : une alternative aux approches intellectuelles de la chose « psy »
Face à une psychologie « mentaliste »
Officiellement née dans les années 1730, la psychologie se fixe, à ses débuts, l’objectif de comprendre le fonctionnement de l’esprit humain. Deux écoles se développent au cours du XIXè siècle :
- la « psychophysique » qui veut décrypter la logique des phénomènes que sont les sensations, le langage, la mémoire, etc.
- la « psychologie incarnée » qui précède les neurosciences en s’intéressant aux effets de l’activité cérébrale sur ces phénomènes.
Dans les deux cas, un postulat : c’est dans la tête que ça se passe ! Idem chez les pionniers de la psychologie introspective : la quête du moi profond est une affaire d’intellect. Ces courants sont classiquement rassemblés sous la bannière du « mentalisme ».
… Et à une psychanalyse déterministe
Le présupposé de la psychanalyse, discipline fondée par Freud à l’orée du XXè siècle, n’est pas si éloigné. L’inconscient, siège de nos « refoulés », cohabite dans l’esprit avec le « préconscient et le « conscient ». L’inconscient imprime la face cachée du vécu, ce qui perturbe, ce qui traumatise, ce qui éveille des désirs trop puissants pour être assumés… Et la renvoie comme un boomerang dans les rêves, les lapsus, les actes manqués, tout en sédimentant des névroses. C’est en ramenant vers la conscience, via le langage, ce qui travaille son esprit que le sujet surmonte ses difficultés. Il n’échappe pas à la détermination de son existence par son passé, mais il peut, en se connaissant plus intimement, sublimer ses pulsions.
Fonder une approche pratique par l’expérimentation
Dans le bouillonnement des idées autour de la toute nouvelle psychologie en ce début du XXè siècle, des voix critiques s’élèvent. Et si les paradigmes reposant sur la « conscience » étaient biaisés ? Pour William James, le père de l’école américaine de psychologie, la vérité n’est pas à trouver dans la réflexion, mais dans l’expérimentation. Nous sommes mus par des croyances et c’est leur mise à l’épreuve du réel qui permet de s’en libérer. Cette hypothèse va servir de fondation au behaviorisme.
Dis-moi comment tu es stimulé·e, je prédirai comment tu réagis
Réflexe, mon cher Watson !
Le terme de « behaviorisme » apparait la première fois sous la plume de John B. Watson, un universitaire conduisant des travaux sur les animaux. Il s’intéresse bientôt à la plus complexe des espèces : l’humain. Comme le toutou de Pavlov adopte des réactions automatiques quand on l’a entraîné en actionnant des stimuli chez lui, l’humain doit pouvoir acquérir des comportements par le même procédé. Le principe général du behaviorisme est posé : le réflexe conditionné.
Watson va vérifier son hypothèse en prenant le fils de sa compagne pour cobaye : le petit Albert, 11 mois au compteur et pas de problèmes apparents, se voit présenter une souris vivante. Pas de réaction spécifique. Alors, en même temps qu’il lui montre la souris, Watson fait résonner un bruit violent. L’enfant fond en larmes. On tient quelque chose. Watson reproduit l’opération des dizaines de fois. L’enfant développe une peur panique des souris et de tout ce qui s’y apparente, jusqu’à une phobie générale des animaux. CQFD. Si les gens ont des obsessions, des terreurs, des aversions envahissantes, des manies asservissantes, c’est qu’ils ont vécu leurs « expériences petit Albert ».
Le conditionnement opérant et le renforcement
Si on sait comment conditionner quelqu’un jusqu’à le rendre fou (la torture en a eu l’idée avant Watson), peut-on le conditionner pour le rendre plus heureux ? Watson en est convaincu mais comme il décide de rompre avec la carrière universitaire pour devenir publicitaire, ce sera à d’autres de le démontrer. Burrhus F. Skinner observe sur les rats que les expériences n’ont pas les mêmes effets sur les comportements selon qu’elles produisent des sensations positives ou négatives. D’un côté de sa petite « boîte de Skinner » où un rat est enfermé, il est susceptible de prendre des décharges électriques ; de l’autre côté, il a à manger. Rapidement, le petit malin choisit son coin : il va vers ce qui le satisfait et évite ce qui lui est désagréable. C’est ce que Skinner appelle le conditionnement « opérant ».
Il y ajoute la notion de renforcement. Renforcement positif : en proposant des stimuli agréables, on augmente(rait) la probabilité de « bons » comportements (si tu as de bonnes notes à l’école, tu es félicité·e par tes parents et reçoit éventuellement des gratifications matérielles, ce qui t’encourage à poursuivre tes efforts scolaires). Renforcement négatif, plus subtil : le retrait d’un stimulus désagréable favorise aussi la récurrence des comportements (j’ai mal quelque part, je prends un cachet contre le symptôme, mais ne m’attaque pas à la cause de la douleur et je prends l’habitude de me jeter sur la boîte d’antalgiques dès que le symptôme se présente voire quand je crains qu’il se présente). En synthèse : on peut conditionner un individu en activant des stimuli, mais pas le déconditionner en supprimant les stimuli.
Le behaviorisme en pratique
Le B.A. BA de l’ABA et les « ingénieur·e·s du comportement »
Après 15 ans d’expérimentation sur les animaux de labo, Skinner fait paraître Science et comportement humain, une somme dans laquelle il distingue les stimuli simples qui activent les sens (le bruit, l’odeur, la lumière, le toucher etc.) d’autres formes d’influences : l’environnement et le contexte, la pression sociale, les phénomènes de groupe, les assignations à des rôles…
Reste à envisager la possibilité d’appliquer ces théories à la pratique, notamment thérapeutique, pour traiter les personnes en souffrance. L’Applied Behavior Analysis (ABA) voit le jour en 1959 avec la publication d’un article de deux praticiens hospitaliers, Teodor Ayllon & Jack Michael, qui conçoivent les soignant·e·s cliniques comme des « ingénieur·e·s du comportement ».
Ces ingénieur·e·s ABA suivent un protocole en 4 phases :
- Le cadrage: c’est l’identification et la mesure du comportement du/de la patient·e. Le comportement se définit comme une action ou une réaction sans jugement sur le tempérament. Par exemple : on ne retient pas comme un comportement le fait qu’une personne soit (considérée comme) colérique, mais le fait qu’elle pique des colères en certaines situations données.
- L’analyse: une fois le comportement identifié, il faut cerner les stimuli qui le provoque. Par exemple : la personne se met en colère quand on la frustre et/ou quand elle se sent contrainte.
- L’intervention: on établit un plan d’action de conditionnements opérants, basé sur des techniques d’apprentissage : principalement la « mise en forme » qui vise à « sculpter » (la métaphore appartient à Skinner) le comportement attendu via une succession de micro-efforts d’amélioration et le « chaînage » qui lie au stimulus un « bout-à-bout » de réactions adéquates, répétées jusqu’à l’automatisation. Le chaînage a par exemple été utilisé pour inscrire des comportements conformes aux attentes sociales chez des enfants atteints de troubles envahissants du développement, tels l’autisme.
- L’évaluation : au cours de l’exécution du plan d’action et à son issue, on vérifie l’évolution du comportement. Au besoin, on adapte le plan d’intervention pendant le parcours de soin.
Les thérapies cognitives et comportementales
En même temps qu’il se développe, le behaviorisme est contesté, notamment par le nouveau courant de recherche qu’est le cognitivisme. Les tenant·e·s de cette approche reprochent aux disciples de Skinner de ne s’intéresser qu’aux comportements observables, faisant fi des représentations mentales, individuelles ou collectives.
Les thérapies cognitives et comportementales (TCC) vont faire le pont entre behaviorisme et cognitivisme, en proposant l’analyse fonctionnelle. Celle-ci vise à identifier les circonstances dans lesquelles le comportement est apparu (par exemple, une expérience traumatisante ayant provoqué une phobie), les facteurs qui l’ont entretenu (par exemple, le sentiment de honte d’être phobique) et à mesurer les manifestations handicapantes du trouble (par exemple, des TOC).
C’est à partir de cette analyse co-élaborée avec le/la patient·e qu’un contrat thérapeutique est mis en place : on fixe les objectifs finaux de la démarche thérapeutique mais aussi des objectifs intermédiaires permettant une évolution progressive et durable. Ce contrat prévoit les méthodes et moyens qui seront employés, notamment les mises en situation puisque les thérapies cognitives et comportementales reposent sur le principe d’exposition aux causes de l’anxiété ou du mal-être. La personne, confrontée à ce qui provoque en elle des réactions inappropriées va pouvoir s’approprier ses émotions au cours de l’expérience et adopter de nouveaux comportements pour les gérer.
On distingue trois grandes vagues de TCC :
- Jusque dans les années 1980, le modèle dominant est celui de la thérapie rationnelle-émotive formalisé par Albert Ellis : très centrée sur les émotions « négatives » (anxiété, colère, tristesse…), elle s’attaque aux comportements dysfonctionnels (agressivité, perversité, addictions, manies…) et aux somatisations (maux de ventre, insomnies, problèmes de peau…) en tentant de chasser les pensées obsédantes (idées noires, sentiment d’être rejeté·e, narcissisme excessif…)
- Dans les années 1980 à 2000, c’est la dimension cognitive qui est au centre du motif: en cette grande époque de la généralisation de l’informatique, la pensée est regardée comme un système de traitement de l’information. Il faut alors comprendre comment ce système fonctionne pour comprendre ses réactions. Cette approche va présider à toute une théorisation des biais, renouvelant littéralement le paradigme des croyances (telles les pensées magiques, les stéréotypes, les freins intériorisés…). Ces croyances sont le résultat d’interprétations non conscientisées qui ont été entretenues par l’environnement. Par exemple, si j’ai vu plus souvent maman que papa se pencher sur mon berceau quand j’étais bébé, j’associe tout ce qui ressemble à maman à la fonction « prendre soin », au tempérament de la tendresse, à ce qui rassure et console. La culture stéréotypée vient ensuite donner raison à cette croyance et l’ancrer profondément. L’enjeu de la modification des comportements passe par la prise de conscience des croyances.
- Depuis la fin des années 2000, on se concentre sur les émotions, qu’il faut savoir accueillir et accepter. On va inclure dans cette troisième vague la thérapie comportementale dialectique initiée par Marsha M. Linehan qui invite à pacifier son rapport à soi et aux autres en prenant en compte la diversité des points de vue ; la thérapie d’acceptation d’engagement (ACT) mise au point par Stephen Hayes qui refuse de considérer la souffrance comme une pathologie mais la regarde comme une expérience sensible indiquant qu’il est temps de prendre soin de soi ; la schémathérapie développée par Jeffrey Young qui propose de se repérer dans une cartographie de « schémas précoces inadaptés » ; les thérapies cognitives basées sur la pleine conscience amenant le sujet à l’écoute attentive des émotions et des pensées qui le traverse, corps et esprit, sans opérer d’identification (je ne suis pas ce que je ressens, pas ce que je pense) ni de jugement (ce que je ressens ou pense n’est ni bien ni mal, c’est seulement présent à moi).
Regards critiques
La galaxie du behaviorisme est si vaste, diverse et dynamique qu’il est exclu d’en faire une critique généraliste. On s’en tiendra donc à souligner les points de vigilance adressés aux approches comportementalistes.
Le risque de la manipulation
En tant que méthode portée sur la transformation des comportements, le behaviorisme basique exerce un pouvoir d’influence sur les sujets qu’il traite. Et ce, d’autant plus s’il s’agit de sujets vulnérables comme les personnes en souffrance. Mais ses applications en marketing et communication exposent chacun·e au risque de la manipulation. La critique du nudge, méthode comportementaliste fréquemment utilisée pour développer des réflexes citoyens, porte principalement sur ce point : comment avoir la garantie qu’un outil si puissant soit employé à de « bonnes » fins ? La professeure Tamsin Shaw, entre autres philosophes de l’éthique contemporaine, alerte sans relâche sur les dangers que représente l’infiltration des sciences du comportement dans les politiques de transformation : on va vous manipuler pour vous rendre plus libres !
La privation de l’auto-réflexion
Dans la lignée de cette critique qui accuse le principe « tous les moyens sont bons, seul compte le résultat », un questionnement plus politique surgit : quid des valeurs, des convictions, de l’intégrité quand la performance est reconnue comme la meilleure, sinon la seule raison d’agir ? Le thème est particulièrement exploré par les expert·e·s des questions de discrimination qui s’inquiètent de ce que les démarches inspirées des sciences cognitives freinent l’évolution des mentalités dans le sens d’une véritable culture d’inclusion. Certes, en demandant à un·e manager de ne pas laisser ses stéréotypes décider à sa place, on le convainc et on l’embarque assurément mieux qu’en le clouant au pilori pour racisme ou sexisme. Mais le/la fait-on réfléchir sur sa propre position de décideur/décideuse, le/la met-on en situation de questionner ses « privilèges » ?
Le pari des comportementalistes les plus sophistiqué·e·s est, qu’en adoptant des réflexes d’ouverture au « différent », le/la décideur/décideuse se familiarise comme par capillarité à la variété des points de vue jusqu’à développer une sincère ouverture d’esprit. Les nombreux cas de converti·e·s à la mixité ayant dépassé le stade du discours sur la performance pour construire d’authentiques convictions sur le principe de justice plaide en ce sens.
La possibilité de la massification en question
Cette interrogation sur les motivations et les intentions amène celle du projet global. Ne peut-on compter que sur les transformations individuelles pour porter les changements massifs et profonds que les grands défis actuels du monde appellent (changement climatique, inégalités économiques et sociales, conflits géopolitiques complexes, etc.) ? Deux paris sont possibles. Le premier consiste à penser que les petits ruisseaux faisant les grands fleuves, la somme des transformations comportementales positives est de nature à constituer le mouvement de masse. Mais le déficit de démonstrations convaincantes que la somme des particuliers fait le commun rend assez aléatoire la tenue de la promesse.
Le second pari repose sur l’exemplarité du leadership : la transformation du comportement des personnes ayant de l’influence sur d’autres et sur l’organisation du collectif deviendrait la raison même de leur fonction. Alors, en plus de la capacité à modifier ses façons de voir et de faire comme qualité attendue du leader, il faut envisager une éthique du leadership.
Marie Donzel, pour le webmagazine EVE.