Etre heureux en étant bien avec soi-même et en entretenant des relations de qualité avec son environnement, c’est le socle du développement personnel et de la psychologie positive. Il se trouve que ça porte même un nom : l’eudémonisme. La rédaction du webmagazine EVE a voulu en savoir plus sur cette doctrine philosophique qui fait du bonheur un bien commun.
Un bonheur sensé
L’eudémonisme trouve son origine étymologique dans le terme de grec ancien εὐδαιμονία qui signifie « béatitude ». Mais alors quelle différence avec hédonisme qui vient du grec ἡδονή que l’on pourrait traduire par « félicité » ?
Les deux se rapportent bien au bonheur. Mais dans l’hédonisme, il suffit pour l’atteindre de jouir des plaisirs et de s’épargner les souffrances tandis que de l’eudémonisme, il y a toute une morale des satisfactions de l’existence. L’eudémonisme, c’est un bonheur porteur de sens, de raison d’être, de perspectives d’accomplissement.
Aux origines de l’eudémonisme : la philosophie antique
Un idéal platonicien de bonheur « démonique » et vertueux
Tout commence avec Platon qui se fait porte-voix de Socrate. Pour l’ancêtre de la philosophie occidentale, l’eudémonisme est un bonheur démonique, c’est-à-dire dépassant l’humain, le rapprochant de Dieu par l’œuvre de la sagesse et de la vertu. « L’individu qui est bel et bon est heureux » nous dit-il dans le Gorgias, « alors que celui est injuste et mauvais est malheureux ».
Les hédonistes de son temps en rigolent, comme s’indigneraient peut-être aujourd’hui les pourfendeurs du « politiquement correct » : quelle sinistre vision du bonheur que celle qui exige tant de moralité ! Les plaisirs ne sont pas tous moraux, tant s’en faut.
L’eudémonisme intellectualiste d’Aristote : le bonheur est dans la vérité
Les tenant·e·s de la jouissance immédiate et des plaisirs parfois coupables ne sont guère rassurés par la conception de l’eudémonisme que propose ensuite Aristote : pour le philosophe péripatétique, le bonheur est à chercher du côté de la vérité et à trouver en soi-même. Un indice : la vérité se trouve dans l’équilibre, voire la modération, ainsi que dans la raison.
Pour être un aristotélicien heureux, il ne faut pas rechercher de satisfactions à ses besoins et ne surtout pas se forger des opinions. Il faut vivre en « esprit sage », attentif au monde extérieur mais indépendant des influences que l’environnement pourrait infuser de corrupteur dans la quête intime et profonde de la vérité. Ouh la ! L’intello se fait des nœuds au cerveau et en attendant, glorification du sentiment d’amitié mis à part, on n’a toujours pas pris beaucoup de plaisir !
L’épicurisme sensualiste : le retour du corps dans la quête du bonheur
Ca s’arrange un peu avec Epicure pour qui le bonheur serait comme un fluide qui passe du corps à l’esprit et de l’esprit au corps, pourvu que l’on ait conscience de sa chance (pour ne pas dire, sans craindre l’anachronisme, du kif que c’est) de bien manger, bien dormir, respirer un bon air, sentir la caresse du soleil ou d’une douce brise, voir ses besoins satisfaits et ses désirs assouvis.
Alors, on rejette la souffrance dans le champ des frustrations ou d’une insuffisante capacité à se contenter de ce que l’on a. Vulgairement, on pourrait dire que le bonheur est dans le verre à moitié plein tant que l’eau y est claire et saine.
Le bonheur à la mode stoïque : une éthique de l’intériorité
Pour le stoïcien Zenon, le bonheur est aussi un fluide, plus précisément « un bon flux de vie » qui circule quand on vit en bon intelligence avec la nature, et plus largement avec son environnement. Rien n’est insurmontable, ni la faim, ni la pauvreté, ni l’abandon, ni les catastrophes qui s’abattent… Nous pouvons toujours tenter d’agir pour nous en prémunir, mais rien n’est garanti : un aléa, le hasard, la volonté néfaste d’autrui peuvent anéantir nos efforts pour bâtir un avenir sécurisé.
Ce qui ne dépend pas de soi s’impose et il faut l’accepter en travaillant sur ce qui dépend de soi, à savoir nos pensées, nos jugements, notre volonté. L’intégrité donne la force de construire sa « citadelle intérieure », une intimité inatteignable qui autonomise l’aptitude au bonheur. On peut m’emprisonner, me violenter, me torturer mais je reste moi-même et peux puiser dans mes solides ressources personnelles pour résister aux atteintes.
Eudémonisme et théories de l’engament
Spinoza : vivre heureux et engagé
Au XVIIè siècle, Spinoza se repenche sur le sujet, longtemps délaissé par la philosophie occidentale, du bonheur. Il veut bâtir une éthique de la joie. Au cœur de celle-ci, il place le désir. Identifier ce que l’on veut vraiment, ce qui transporte d’envie et motive passionnément son action (d’individu libre et autonome, s’entend), c’est la voie du bonheur !
Et d’un bonheur irradiant, car le désir est interactionnel, dirigé vers la relation et mobilisé dans l’action. Pour être heureux, il faut rendre les autres heureux aussi. Il faut donner (plaisir d’offrir comme disent les fleuristes), partager, s’engager.
Eudémonisme et utilitarisme : l’intérêt partagé des causes sensées
Les économistes utilitaristes et leurs descendants libéraux applaudissent : celui ou celle qui trouve ses intérêts (légère bifurcation de la notion spinoziste de désir) a du cœur à l’ouvrage. Rien ne vaut les motivations intrinsèques de l’individu pour qu’il donne le meilleur de soi.
Toute une logique de la productivité en découle : apporter du bien-être au travail, écouter le besoin de mobiles supérieurs à la seule rentrée d’un revenu alimentaire, nourrir les missions de sens, c’est un bon deal employé·e-employeur. L’un·e ne compte pas ses heures, l’autre lui laisse de l’espace-temps pour créer de la valeur parallèle à l’objet premier l’entreprise. Mais on ne sait jamais, l’expertise et l’expérience acquises par l’employé·e engagé·e dans la cause écologique, solidaire ou féministe, ça peut toujours servir…
Il y a cependant risque de malentendu, voire de conflit de loyauté : l’engagé·e qui mobilise son énergie au service de ses convictions et acquiert des compétences et de l’expertise dans son éventuelle activité militante n’est-elle/il pas susceptible de tirer un jour contre le camp de l’entreprise considérée par elle/lui comme insuffisamment vertueuse sur le plan du respect de l’environnement, de la mixité sociale ou de l’égalité professionnelle ?
Alors, l’adhésion à une cause est implicitement conditionnée à la justification d’un apport à la performance : le féminisme doit se déporter sur la promotion d’une mixité productrice de potentiel d’innovation, la connaissance pointues des problématiques environnementales se mettre au service de la politique RSE ou de la stratégie écosystémique de l’entreprise, la sensibilité solidaire enrichir la connaissance du terrain, aider à déceler des profils atypiques de talents et profiter à l’image humaniste de l’organisation.
Eudémonisme et impact : comment marier sens, bien-être et performance économique et sociale ?
Le leadership positif : être bien pour agir bien
La psychologie positive se réapproprie l’eudémonisme dans les années 1990. Ce courant portant l’accent sur le développement personnel veut forger des individus renforcés dans leur être-soi, qui seront alors en capacité d’être positivement impactant sur tous leurs environnements. Le modèle PERMA développé par le « pape » de la psychologie positive, Martin Seligman, est symptomatique de cette vision : il propose de s’appuyer sur ses émotions Positives (P), pour s’Engager (E) dans son présent et pour son avenir, et d’influencer autrui par un leadership exemplaire reposant sur l’écologie Relationnelle (R) et le respect du besoin de sens (Meaning) et d’Accomplissement (A) de chacun·e.
L’approche a ceci de séduisant qu’elle en appelle au bon sens : évidemment qu’il est préférable d’avoir des « premiers de cordée » qui soient conscientisés, équilibrés, généreux, ouverts sur le monde et respectueux de tou·te·s…
Mais le leadership positif se heurte à un questionnement de fond : l’efficience mal démontrée du principe de ruissellement dans le « change making ». Autrement dit, qu’est-ce qui garantit que l’individu personnellement plus « positif » est « positivement » impactant sur ses environnements ? Par quelle mécanique l’eudémoniste convaincu infuse dans son entreprise, dans sa famille, dans tous ses cercles relationnels, cet esprit conjuguant intérêt personnel au bien-être et intérêt général au vivre ensemble ?
Le bonheur au travail : l’eudémonisme en action ?
Chief Happiness Officier : mission eudémonisme généralisé
Et soudain, le Chief Happiness Officer apparut dans le paysage des organisations ! Son job : faire en sorte que chacun·e dans l’entreprise bénéficie de conditions favorables à son bien-être, mais aussi à son épanouissement personnel, voire carrément à son bonheur.
Car « Les salariés heureux sont deux fois moins malades, six fois moins absents, neuf fois plus loyaux, 31% plus productifs et 55% plus créatifs » affirme la conférencière star fondatrice du cabinet de conseil HappyPerformance Laurence Vanhée en s’appuyant sur diverses études du MIT ou de Harvard. Le métier se développe à vitesse grand V dans les organisations : le club qui les rassemble en France annonce pas moins de 200 grandes entreprises équipées d’un CHO.
Peut-on faire le bonheur des autres ?
La critique ne tarde pas à ironiser sur le possible contre-sens : le bonheur, par essence philosophique, complexe et gratuit est-il objectivable dans une série de KPIs et résumable à un facteur de rentabilité ? « Au lieu d’admettre que le bonheur constitue un art de l’indirect qui survient ou pas, en fonction de paramètres qui ne dépendent pas toujours de nous, il est fallacieusement présenté comme un objectif directement atteignable, immédiatement accessible, recettes à l’appui. » accusent Nicolas Bouzou et Julia de Funès dans leur ouvrage La Comédie (in)humaine paru en septembre 2018.
L’entreprise a-t-elle vocation à faire du bonheur ou du business ?
D’autres dénoncent une vision « Bisounours » de l’entreprise, tel Philippe Schleiter, auteur de Management : le grand retour du réel (2017) : l’expert du changement estime qu’ « au travail, les hommes et les femmes n’aspirent pas à être choyés, dorlotés ou consolés. Ils veulent, au contraire, être considérés comme des êtres autonomes et responsables, capables de prendre des initiatives, de relever des défis et de contribuer, par leurs efforts, à des œuvres collectives qui les dépassent et dont ils pourront retirer de la fierté. Autant dire que, pour veiller au bonheur de leurs salariés, la meilleure méthode consiste pour les managers à préférer la passion à la compassion ».
Une approche eudémoniste à sa façon, puisqu’il est question de passion, d’autonomie, de sens, mais qui en appelle au retour d’un leadership classique, qui se préoccupe avant tout de rentabilité économique et ne se mêle de bien-être au travail que dans le strict cadre des dispositions légales garantissant aux employé·e·s des conditions de sécurité et d’intégrité physique et psychique.
L’eudémonisme au service d’un néopaternalisme ?
A l’opposé de cette critique d’inspiration conservatrice, les auteurs d’Happycratie (2018), Eva Illouz et Edgar Cabanas pointent le risque d’un néopaternalisme qui ne se contente plus de proposer des activités sportives et autres distractions aux employé·e·s comme à l’ère de la révolution industrielle, mais envahit le champ de leurs émotions jusque dans leur intimité, les privant possiblement de distanciation entre existence professionnelle, existence sociale et existence personnelle… Voire endormant leur esprit critique. « On gouverne aujourd’hui par la promesse du bonheur et par la norme des sentiments positifs. Promettre quelque chose à quelqu’un, c’est s’assurer de sa loyauté. La promesse du bonheur, c’est une promesse faite à condition de travailler et de transformer le moi. Travailler sur soi, c’est une façon d’être gouverné. » déclare Eva Illouz dans une interview au Monde.
Pour un eudémonisme responsabilisant et autonomisant
Toute cette critique challenge les pros de la qualité de vie au travail qui persistent à promouvoir un leadership flexible et empathique contre les perceptions traditionnalistes de l’autorité verticale, tout en se défendant de la caricature du « baby foot » comme alpha & omega du boulot-plaisir et des soupçons d’autoritarisme larvé que « l’happycratie » contiendrait.
Dans cette montée en maturité des discours sur le bonheur au travail, l’enjeu n’est plus de faire le bonheur des salarié·e·s au seul bénéfice de la productivité mais d’élargir la mission de l’entreprise, partie prenante de la société, en intégrant notamment sa responsabilité dans l’empowerment global de ses collaborateurs et collaboratrices. Cette autonomisation accompagnée (par la formation & le learning, le droit à l’erreur, la possibilité de prendre part à des programmes d’intrapreneuriat ou autres démarches valorisant l’esprit d’initiative) va de pair avec une attente parallèle de responsabilisation des salarié·e·s, notamment en ce qui concerne la prise en main de leur projet professionnel : l’entreprise paternaliste a vécu, vive l’engagement raisonné et autonome de chaque individu.
Marie Donzel, pour le webmagazine EVE