Rencontre avec Mamadou Diop & Bineta Dramé
Mamadou et Bineta, c’est un manuel scolaire très connu dans les écoles d’Afrique de l’Ouest. Mais c’est aussi le titre d’un podcast crée à l’initiative d’un papa (Mamadou Diop) et de sa fille (Bineta Dramé, Senior Manager Advisory chez KPMG) qui prône l’inclusion et la mixité. Nous avons eu la chance de rencontrer cet épatant duo intergénérationnel. Interview croisée.
Quels sont vos parcours respectifs ?
Mamadou Diop : J’ai 64 ans, j’ai fait un parcours dans le bâtiment en tant que peintre et maintenant je suis à la retraite. Je suis arrivé en France en septembre 1980, âgé de 23 ans, ne connaissant rien de ce pays. Ça m’a fait un choc mais ça m’a aussi appris la vie. Je suis originaire du Sénégal mais j’ai passé 40 ans de ma vie ici, donc c’est en France que je me suis forgé.
Bineta Dramé : Moi, j’ai 32 ans, je suis maman de deux enfants et je suis consultante chez KPMG depuis 10 ans. J’ai eu un parcours sans trop de perturbations : j’ai été très tôt très ambitieuse, en me disant il faut que j’aie un super boulot, que je gagne bien ma vie, que je sois indépendante sur tous les aspects de ma vie.
Comment vivez-vous le fait d’appartenir à une minorité dite « visible » en France ?
Mamadou Diop : Je porte personnellement un combat. Quand je vais dans les bureaux, c’est en tenue africaine et je le fais exprès. J’ai des costumes et des cravates mais je ne les mets jamais : c’est pour montrer que je suis d’origine africaine et que je suis fier d’être Français. Je n’ai pas honte d’être noir et d’être Français, comme je n’ai pas honte d’aller à la mosquée et d’être Français. On peut très bien porter son boubou, aller à la mosquée, ne pas être un djihadiste, manger son couscous et être un très bon Français ! J’ai toujours payé mes impôts, j’ai toujours respecté les lois, mais mon habillement, mes choix, on ne doit pas me les imposer. Malheureusement, on a toujours une réflexion dans la journée, que ce soit dans le métro ou au travail. Vous allez commander un café, on va vous faire traîner pendant un quart d’heure, et si vous réagissez un peu on vous renvoie qu’« ici vous n’êtes pas chez vous ». C’est ça mon combat, il faut que le regard change, que les gens comprennent que la France est devenue multiraciale et que c’est une richesse. Ça va prendre du temps mais on va y arriver.
Bineta Dramé : Moi, je l’ai vécu très différemment à travers le temps. C’était un peu difficile quand j’étais plus jeune, surtout que j’ai grandi en province dans un environnement où il n’y avait pas de noir·e·s à part mes frères et moi. J’étais différenciée des autres : pas méchamment, parce que j’étais bien intégrée, mais j’étais « l’autre ». C’est aussi ce qui m’a poussée à me dire « Vous allez voir, je vais vous montrer » ! Maintenant je pense que l’époque a évolué, l’écosystème a changé vis-à-vis de la diversité. Je pense aussi que j’ai mûri sur beaucoup de plans et aujourd’hui je revendique très fièrement ma double culture.
Ce ressenti vous semble-t-il différent en fonction du genre ?
Bineta Dramé : Je pense qu’il y a beaucoup de différences entre les femmes et les hommes issu·e·s de la diversité. Nous ne sommes pas perçu·e·s de la même façon. Je pense que ma chance, c’est d’être une femme. Il y a une vraie rivalité entre les hommes, c’est une lutte de pouvoir. Dans cette lutte, les femmes ne sont pas vues comme des menaces et elles ont accès à certaines opportunités que les hommes ne pourront pas avoir. Si en tant que femme de la diversité tu projettes une image de sérieux, ça passera toujours mieux qu’un homme de la diversité grand et musclé qui va plutôt projeter une image de force, parfois perçue comme menaçante.
Et d’un point de vue générationnel ?
Mamadou Diop : L’époque a beaucoup évolué et les nouvelles générations ont beaucoup de chance. Dans les années 1980 c’était autre chose, la plupart des personnes de la diversité étaient des personnes immigrées, elles faisaient la navette entre le HLM et le chantier ou le bureau, elles ne connaissaient rien du pays, et tout était fait pour que ça reste ainsi. Je pense que l’avantage des nouvelles générations est qu’elles vont s’installer et composer une nouvelle France. On ne peut pas vivre dans un vase clos, les sociétés sont en train de se mélanger, le monde est en train d’évoluer dans le bon sens, avec l’arrivée de nouveaux Français·e·s qui sont noir·e·s, arabes, asiatiques et qui vont jouer pleinement leur rôle de Français·e·s. Je crois que c’est la marche de l’histoire et je suis très heureux que ça fonctionne comme cela. Mon seul regret c’est de me dire « Est-ce que je vivrais assez longtemps pour voir mon petit-fils à la tête d’Areva ? ».
Bineta Dramé : Je pense aussi qu’on va dans le bon sens. Nous sommes aujourd’hui dans une ère où les circuits d’information ne sont plus fermés et tout le monde peut poster ce qu’il veut sur internet. C’est aussi une génération qui revendique sa différence et ses multiples cultures, ce qui est très différent par rapport à avant. Là où peut-être mon père sentait qu’il devait se faire petit parce que c’est lui qui est venu, nous nous n’avons pas demandé à naître ici : nous sommes là et nous nous n’avons pas à nous en excuser. Ce n’est donc plus du tout le même rapport et je pense que nous n’avons pas peur d’entrer dans le conflit constructif à travers le débat d’idées, surtout que nous avons les clés pour le faire. On profite également d’un mouvement collectif qui exprime cette volonté de faire émerger tous les talents de la diversité.
D’où vous est venue cette idée de lancer un podcast ?
Bineta Dramé : C’est en pensant à mes enfants et à mes frères que l’idée m’est venue. J’ai vu que nous avions des parcours très différents avec mes frères et je me suis dit que mes fils seraient confrontés à certaines situations où je ne pourrais pas les aider, n’ayant pas vécu la même chose. Si mes fils devaient être confrontés à des remarques désobligeantes et à des traitements difficiles, il fallait que je trouve un moyen de leur faire comprendre que d’une part ce n’est pas normal, et d’autre part que le fait d’appartenir à la diversité est une différence comme une autre et que ça ne les empêche pas de faire énormément de choses. J’ai donc pensé à créer un espace de partage, d’encouragement et d’espoir pour les jeunes.
Quel est le message que vous souhaitez faire passer auprès des plus jeunes ?
Mamadou Diop : Qu’ils prennent conscience qu’ils ne sont pas des étrangers. Que la France offre d’innombrables opportunités de réussite : qu’ils saisissent leur chance ! Il ne faut pas qu’ils s’autocensurent en se plaignant que les gens sont racistes et qu’ils ne trouvent pas de travail. Rien n’est gratuit dans la vie. Ils ont une belle chance de vivre en France, qui est un beau pays, alors ils n’ont qu’à faire comme tout le monde : aller à l’école, faire des formations et s’insérer. On finit toujours par trouver une opportunité, quelles que soient les difficultés. Mon message aux jeunes est donc de dire : « soyez chez vous et croyez en ce pays ».
Bineta Dramé : Moi, je voudrais faire passer aux jeunes le message qu’ils peuvent tout faire. Il ne faut pas se limiter dans ses ambitions. Il faut s’ouvrir à l’information, chercher tout ce qui existe dans le monde. Je voudrais faire une porte ouverte sur le monde à travers ce podcast, dire aux enfants qu’ils peuvent devenir ce qu’ils veulent, que ce soit astronaute, mathématicien·ne, écrivain·e… Il suffit d’y croire et de se donner les moyens.
Et des plus grand·e·s ?
Bineta Dramé : Je dirais que mon message précédent s’adresse aussi aux personnes de 30 et 40 ans ! Je ne pense pas qu’à cet âge notre vie est déjà faite. On est aussi dans une époque où l’on peut faire plusieurs métiers. Quand on a des rêves, il faut courir après. L’âge ce n’est pas important, ce qui est important c’est de ne pas se conformer à un modèle de vie et de vivre comme on l’entend. Et aux personnes plus âgées, je leur dirais qu’elles peuvent dormir sur leurs deux oreilles, parce qu’elles vont être fières !
Bineta, vous faites partie du programme Émergence de KPMG. Quelles sont tes ambitions pour la suite ?
Bineta Dramé : Mon ambition, c’est d’être dans les premières femmes noires à passer associée chez KPMG ! Je pense que je ne serai peut-être pas la première mais ce n’est pas grave parce que ce qui compte, c’est que quand je verrai une tête qui me ressemble dans le mail d’annonce des promotions partners, je vais sauter de ma chaise en me réjouissant à l’idée que l’on en ait enfin une ! Parce que quand une personne y parvient, elle ouvre la voie pour les autres… Donc mon ambition serait d’être la seconde !
Propos recueillis par Valentine Poisson, pour le webmagazine EVE