Un concept à la loupe : le droit à l’erreur

Eve, Le Blog Dernières contributions, Leadership

En août 2018, le droit à l’erreur a été introduit dans la législation française, permettant aux particuliers comme aux entreprises de « pouvoir se tromper dans leurs déclarations à l’administration sans risquer une sanction au premier manquement ». Une décision largement commentée dans la presse internationale, qui y a vu l’intention du législateur français de montrer l’exemple sur ce fameux « droit à l’erreur », dont toute la littérature sur la transformation de l’économie et de la société parle ? Mais que recouvre exactement ce concept de droit à l’erreur et comment peut-il effectivement s’exercer dans le monde de l’entreprise ? Décryptage.

C’est quoi l’erreur ?

Dérivé du latin errare, signifiant « errer », l’erreur procède d’une aventure qui amène l’esprit à ne pas prendre le chemin prévu par la volonté. Elle indique une sorte de déraillement dans nos façons de faire qui aboutit à un résultat autre que celui escompté.

Ne pas confondre donc l’erreur avec :

  • L’échec: comme le concept de sérendipité l’explicite, l’erreur peut déboucher sur des découvertes aussi cruciales que surprenantes, à l’instar de la grotte de Lascaux, du micro-ondes, du viagra, de la dynamite ou encore du Nutella…  L’échec n’est ainsi ni final, ni fatal : d’ailleurs, le terme « échouer » se rapporte originellement à un navire, lorsque ce dernier est immobilisé accidentellement. Partant, échouer n’est pas couler, et rien ne nous empêche de repartir vers d’autres horizons une fois le vaisseau réparé !
  • La faute : la faute revêt une dimension morale et légale, elle est manquement à une notion de devoir, que cette dernière soit institutionnalisée (dans la loi par exemple) ou trouve sa source dans l’éthique et/ou la déontologie.
  • La tromperie : la tromperie introduit une dimension proprement relationnelle et intentionnelle. Le dol ou la manipulation sont ainsi des agissements trompeurs destinés à induire autrui en erreur, mais l’auteur·e de la tromperie agit en pleine conscience de cause.
  • La bêtise : la bêtise procède d’un déficit de jugement. Si l’erreur peut possiblement être produite par bêtise, elle ne l’est pas nécessairement.
  • La mauvaise décision : le plus souvent inentionnelle car fruit des biais cognitifs, cette bévue est souvent une bombe à retardement. La mauvaise décision produira ses effets bien après son exécution, au risque de produire une accumulation de défaillances et de dysfonctionnements.
Erreur individuelle, erreur collective…

L’erreur est le fait des individus. Mais elle peut aussi être collective. Dans son dernier ouvrage, Les paradoxes de la coopération, Patrick Scharnitzky (ndlr, intervenant à EVE) explique : « Le groupe est un système vivant, bouillonnant d’intersubjectivités et d’influences multiples qui peuvent le conduire à des erreurs collectives parfois graves car les décisions qu’il prend sont souvent validées sans débat sur l’autel de la loi des grands nombres. Comment imaginer que plusieurs personnes intelligentes qui discutent peuvent, toutes, se tromper et conduire le collectif dans des erreurs d’appréciation et des impasses décisionnelles ? »

De l’intérêt de conjuguer la perfection à l’imparfait

Bon, à ce stade, nous pouvons déjà reconnaître que l’erreur nous angoisse. Pourtant, n’est-elle pas inévitable ? Dans la mouvance de l’optimalisme et de l’acceptation de notre entièreté d’êtres humains, la notion de « droit à l’erreur » émerge depuis une dizaine d’années dans nos organisations pour se faire le contre-pied de l’injonction au « 0 défaut », pilier de la démarche qualité issue du toyotisme des années 1980.

L’idée de « droit à … » l’erreur vient mettre en avant que la liberté de se tromper ne va pas de soi dans notre société, alors qu’en toute logique elle le devrait : « Errare humanum est » nous enseignait Sénèque. Et par définition, l’humain est incompatible avec la perfection.

De la punition : qui se fait taper sur les doigts ne recommencera pas…

Les critères d’évaluation de la performance, tels que pratiqués dans le système contrôle-validation que nous connaissons, traquent le manquement plus qu’ils n’encouragent l’initiative. Ces critères découlent de la promotion au mérite, qui est d’abord instaurée dans le milieu scolaire après la Révolution française avec la définition de la « bonélèvitude » comme expliqué dans les années 1970 par le didacticien Jean Repusseau. Puis les titres scolaires opèrent leur action de conversion, transformant les privilèges de type aristocratiques en privilèges méritocratiques (seuls acceptés dans une société démocratique) pour venir légitimer la reproduction sociale (voir Bourdieu et Passeron).

Le corollaire de la promotion, c’est la punition : on retrouve bien l’idée du « mauvais élève » relégué au coin de la classe avec son bonnet d’âne. La punition est réputée à visée éducationnelle, comme moyen de responsabiliser l’individu, ainsi que le souligne en 2003 le philosophe Marcel Conche dans Le fondement de la morale : « si l’enfant doit être puni, c’est seulement dans la mesure où l’action de punir peut être intégrée à l’œuvre d’éducation ».

Dans son célèbre Émile (ou De l’éducation) de 1762,  Jean-Jacques Rousseau promeut l’idée de la punition immanente : pour « garantir le cœur du vice et l’esprit de l’erreur », il s’agit selon le philosophe de « ne jamais infliger aux enfants le châtiment comme châtiment, mais qu’il doit toujours leur arriver comme une suite naturelle de leur mauvaise action. » Par exemple, ne pas punir autrui pour avoir menti, mais faire en sorte que les mauvais effets du mensonge, comme le fait de ne plus être cru·e quand on dit la vérité, produisent un effet dissuasif.

La duplication du principe éducatif de punition dans la relation managériale est néanmoins infantilisante et peut se révéler contreproductive. Non seulement la punition risque d’être détournée dans son application pour justifier la mise au ban de personnes dont on veut se débarrasser pour des motifs illégitimes et/ou infondés mais elle peut, tout aussi dangereusement, induire l’intériorisation d’une impossibilité d’agir, source d’autocensure.

No fail, no gain !

Et c’est bien là la source du problème : alors que les organisations prennent conscience de l’importance de « penser à côté », au-delà du cadre qui nous est imposé, l’erreur est une condition sine qua none de la créativité et de l’innovation. Comme le disait Albert Einstein : « Une personne qui ne s’est jamais trompée est une personne qui n’a jamais rien essayé de nouveau ».

L’erreur serait donc souhaitable ? Dans une autre approche que la voie contrôle/validation/sanction, l’erreur est en effet une formidable source d’apprentissage. Car autoriser l’erreur, ce n’est pas déresponsabiliser : dans la logique du Test&Learn, l’erreur est prolifique à condition de se pencher sur les raisons qui nous ont amené à faire fausse route. Edgar Morin le dit bien : « L’erreur peut être féconde à condition de la reconnaître, d’en élucider l’origine et la cause afin d’en éliminer le retour ». L’erreur devient ainsi richesse, et l’amélioration continue…

Promouvoir le droit à l’erreur : quelques best practices

Mais comment gérer la tension entre erreur et risque ? Comment inciter les individus à essayer, quitte à se tromper, sans les déresponsabiliser ? Et comment valoriser la performance et les succès sans créer un trop fort sentiment de culpabilité en cas d’échec ?  Voici quelques pistes pour nourrir votre réflexion :

Au niveau de l’organisation, la promotion du droit à l’erreur repose sur l’évolution du cadre : un équilibre est à trouver pour permettre les sorties de pistes tout en fournissant des filets sécurisants à ses collaborateurs/trices. La prise de risque ne doit en aucune mesure devenir mise en danger, pour les membres de l’organisation comme pour son écosystème : cela nécessite donc la mise en place d’une démarche préventive d’évaluation des risques, à la fois sur le plan technique et humain. La conséquence de l’erreur devrait aussi être réfléchie : il ne s’agit pas nécessairement d’abolir la sanction, mais de la repenser. L’erreur est rarement imputable à un unique individu : il est opportun de la redéfinir collectivement et de manière constructive, dans une charte relationnelle par exemple.

Au niveau managérial, la meilleure façon de valoriser le droit à l’erreur repose sur l’exemplarité. Reconnaître ses propres erreurs auprès de ses équipes en les évoquant librement, c’est participer à casser le tabou et montrer que nous aussi, nous pouvons nous tromper, et que c’est « ok ». C’est aussi faire preuve d’humilité et de sagesse : Jean-Jacques Rousseau écrivait ainsi : « Un homme ne doit jamais rougir d’avouer qu’il a tort, car en faisant cet aveu, il prouve qu’il est plus sage aujourd’hui qu’hier ». Ne pas chercher à identifier un·e responsable en cas de raté, c’est considérer que la responsabilité est partagée et cela permet de se concentrer plutôt sur les moyens de s’améliorer.

Des process peuvent également être systématisés pour permettre l’apprentissage, comme les RETEX et autres feedbacks constructifs. Un canal de communication interne peut être mis en place pour partager avec son équipe ses erreurs et ce que l’on en a tiré d’enseignements : rien n’empêche en effet de tirer profit des erreurs des autres ! Des ateliers, séminaires et/ou formations peuvent être proposés pour se sensibiliser au sujet et favoriser la libre expression de tou·te·s avec une visée préventive, où chacun·e pourra aborder sereinement les craintes qui l’anime et les moyens d’y remédier. On peut aussi mettre en place des moments dédiés à la célébration de ses échecs : une négo commerciale de perdue = une occasion de se retrouver en collectif dans un moment (pourquoi pas festif) permettant de dédramatiser l’échec et de reconnaître les efforts investis.

Valentine Poisson, pour le webmagazine EVE

 

Rendez-vous le 13 décembre au « dîner de l’échec »

Le Meet & Learn du 13 décembre 2018, animé par Marie de Royer et Mathieu Simonet, prendra la forme d’un dîner de l’échec !

Cette soirée aura lieu à la Cantine du monde, située au 5 rue Notre Dame de Nazareth dans le 3ème arrondissement et réunira trente personnes pour en apprendre davantage sur les vertus de l’erreur et les manières de la piloter chez ses collaborateurs/trices…

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