On parle de plus en plus de sororité… Mais que signifie exactement ce mot ? Comment a-t-il évolué au cours des siècles ? Pourquoi revient-il aujourd’hui dans les discours sur l’égalité entre les femmes et les hommes ? A quoi la sororité engagerait-elle les femmes dans le cadre d’un idéal d’universalité ne connaissant a priori pas de distinction de genre, ni d’aucune autre forme de « spécificité » ? On fait le point.
Pour une brève histoire de l’empowerment féminin en non-mixité
Des communautés médiévales de religieuses bien tranquilles
Pas besoin d’avoir fait 10 ans de latin pour entendre l’étymologie de sororité : c’est dans soror, qui signifie sœur ou cousine, que le mot trouve ses racines. C’est au Moyen-âge que le mot apparaît pour désigner des communautés religieuses exclusivement composées de femmes… « Placées sous la protection et l’autorité des hommes », comme le rappelle la docteure en sciences de l’information Michèle Baron-Bradshaw, ces congrégations sont des lieux de ce qu’on appellerait aujourd’hui l’empowerment : les femmes y instaurent leurs règles de vie, accèdent à la culture dans un environnement sécurisé et se transmettent les savoirs.
Les Béguines, modèles d’émancipation du pouvoir religieux et de la norme familiale
Bientôt, des femmes non religieuses, souvent veuves, reproduisent le modèle de ces communautés non-mixtes. C’est par exemple les Béguines, auxquelles la journaliste Aline Kiner a consacré une monographie romancée parue en 2017. La motivation de beaucoup de femmes pour rejoindre le béguinage est d’échapper au (re)mariage imposé par les familles. Mais elles trouvent dans les micro-cités que le groupe bâtit (avec des maisonnettes partagées, des jardins qu’elles cultivent pour se nourrir, des bibliothèques communes…) de vraies voies d’émancipation et d’assumation.
Un peu trop indépendantes au goût de certain·e·s, et notamment des autorités religieuses à l’époque confondues avec les autorités politiques, ces femmes attirent parfois l’hostilité, voire subissent de vraies persécutions. Elles se défendent, avec âpreté, pour préserver ce qu’elles ont bâti… Mais n’échappent pas aux procès en hérésie et à mesure que le nombre de béguines engagées se réduit, de condamnations en exécutions, les vocations de celles qui auraient eu envie de rejoindre la communauté cèdent face aux intimidations.
Etudiantes américaines et girls-scouts, même combat !
La notion de sororité réapparait à la fin du XIXè siècle et au début XXè siècle. D’une part dans les universités américaines, fortes d’une tradition de « confréries » où l’on se transmet entre étudiants les enseignements informels (« l’école de la vie ») et où l’on tisse son réseau : les filles qui arrivent dans l’enseignement supérieur ne sont pas admises dans ces clubs de garçons ; qu’à cela ne tienne, elles vont créer les leurs ! La sororité Gamma Phi Bêta, fondée en 1874 à l’Université de Syracuse est réputée la plus ancienne de ces organisations universitaires semi-clandestines de femmes.
La notion de sororité arrive d’autre part dans le mouvement du scoutisme, qui s’ouvre aux filles mais refuse de mélanger les genres. N’empêche, les filles enfilent des shorts, apprennent à construire des cabanes et à grimper aux arbres !
Le débat sur la non-mixité dans le mouvement féministe des années 1970
Dans les années 1970, la question des groupes non-mixtes est à l’agenda du mouvement féministe : il y va de garantir une véritable liberté de parole (les femmes n’oseraient pas dire les mêmes choses en présence d’hommes) mais également de résoudre la question de ce qu’on qualifie de « division sexuelle du travail militant » (quand dans une asso, les femmes vont davantage effectuer les tâches matérielles et logistiques et les hommes prendre des positions de pouvoir, de visibilité et/ou de porte-parolat). Le débat épineux va entraîner une véritable scission dans le mouvement féministe, provoquant, entre autres, l’opposition entre les « différentialistes » (qui défendent une spécificité féminine, sans forcément se prononcer sur le caractère « essentiel » ou culturel de celle-ci) et les « universalistes » (qui refusent l’institution de différences entre les genres).
Le grand dilemme des « réseaux des femmes »
Mais la discussion mixité/non-mixité n’est pas terminée. Elle revient sur le tapis avec l’émergence dès les années 1950 puis la massification à partir des années 2000 des « réseaux de femmes ». Plutôt portés sur les discours universalistes, au sens où ils visent à abolir les asymétries de traitement entre femmes et hommes et à lutter contre le plafond de verre en défendant l’égalité de potentiel des femmes et des hommes, ces réseaux vont volontiers se constituer en première intention sans les hommes. Il faut dire que les femmes qui les rejoignent ont leur sac à vider et que des oreilles masculines pourraient saigner en entendant comme elles ont en gros sur la patate. Il faut également reconnaître que même lorsque ces réseaux s’annoncent bienveillants à l’endroit des hommes et proposent de les accueillir en leur sein, ces messieurs ne se bousculent pas au portillon.
Très vite, néanmoins, les réseaux perçoivent que leur action sera limitée si elle ne se fait pas en mixité, ne serait-ce que parce que, dans les faits, ce sont majoritairement des hommes qui sont aux positions où l’on décide et où l’on accorde des budgets ! Aujourd’hui, la plupart de ces réseaux évoluent donc très nettement vers une approche en mixité, persistant néanmoins à rencontrer des difficultés à attirer des hommes dans leurs rangs.
Quand la sororité dénonce les angles morts de la fraternité
On a « oublié » les femmes dans les fondations de la citoyenneté !
Le mot sororité prend un second sens dans le langage courant à partir des années 2000. Il fait l’objet d’un gros coup de projecteur médiatique quand la candidate à la Présidence de la République française Ségolène Royal l’emploie dans un discours électoral, à la veille du 8 mars 2007. Ce qu’elle entend souligner, c’est que les grands principes de la République, inscrits dans la devise « liberté, égalité, fraternité » portent la marque symbolique d’un « oubli » des femmes.
En effet, quand les Etats généraux se réunissent en 1789 pour enterrer l’Ancien Régime qui instituait l’inégalité entre les humains et les écarts d’accès à la liberté qui en découlaient, ils débattent un temps de la question d’intégrer ou non les femmes dans la citoyenneté. Parmi les penseurs de Lumières, dont Condorcet, proche d’Olympe de Gouges, d’aucun·e·s signalent qu’exclure les femmes (et les colonisé·e·s) des droits politiques va constituer une malfaçon originelle de la République. Malgré cela, les Révolutionnaires vont faire le choix de la « fraternité », raison d’être de l’égalité en droit entre les hommes… Sans les femmes.
Dans son ouvrage Les non-frères au pays de l’égalité, la chercheuse Réjane Sénac expose comme, à partir de là, les femmes vont devoir conquérir des droits qui sont acquis aux hommes. Et pour les conquérir, il va falloir revendiquer, se justifier, rassurer sur les « risques » qu’il y a à leur faire confiance (souvenons-nous des débats sur le droit de vote des femmes, marqués par la crainte que les femmes « votent mal ») et faire valoir leur « plus-value » pour démontrer « l’intérêt » de la société à les intégrer dans les espaces de participation politique et économique.
Les biais d’une « universalité » dénommée par un faux-neutre
Mais fraternité ne signifie-t-il pas quelque chose comme une solidarité universelle, sans qu’on aille pinailler sur les termes ? Assurément, les femmes sont invitées à se projeter dans cette fraternité qui, à compter du moment où leurs droits politiques sont garantis, leur est aussi adressée. Mais toute la différence, selon Sénac et d’autres penseurs et penseuses de la question des inégalités de genre, c’est précisément que pour les femmes, accéder à l’égalité suppose de se projeter dans l’universel alors que pour les hommes, l’inscription dans l’universel est plus que facilitée par une grammaire républicaine qui confond le neutre avec le masculin.
Rendre la langue plus « inclusive », une rupture de l’universalité ?
Voilà qui fait écho aux réflexions et discussions sur la féminisation des noms de métiers ou sur l’écriture inclusive. Certes, le titre « directeur », par exemple, désigne la fonction avant la personne mais il dessine aussi en arrière-plan un profil de directeur au masculin, qui imprime l’imaginaire collectif… Et fait de « directrice » un non-symétrique ; ce qui est très d’ailleurs clairement exprimé par un certain nombre de femmes refusant cette déclinaison féminine car elle évoque davantage à leurs yeux l’image d’une directrice d’école que d’une patronne de business unit.
Le linguiste Bernard Cerquiglini explique que les langues qui s’accordent en genre et ne disposent pas de neutre placent ainsi par défaut la définition du générique sous l’égide du masculin… Et cela avec une certaine hypocrisie : car si féminiser les titres de « directeur » ou de « chef d’entreprise » suscite des débats passionnés, personne n’est vraiment embarrassé de parler de « femme de ménage », de « caissière » ou d’ « assistante maternelle » ! Ce qui achève de convaincre que la langue est loin d’être neutre dans son pouvoir performatif (c’est-à-dire sa capacité à créer et à ancrer de la réalité).
Faire sororité avec la fraternité (et non contre elle) : le défi de l’adelphité
Toutes et tous de la même matrice
Les débats animés sur l’inclusivité de la langue révèlent en creux une angoisse collective : celle d’un risque de voir séparée l’humanité par le critère du genre… Ce qui reviendrait effectivement à opposer femmes et hommes et à rompre avec le principe aujourd’hui souhaitée par la majorité de la mixité.
Il faut alors clarifier pour rassurer : l’enjeu n’est pas d’ouvrir une compétition, sinon une guerre des sexes. Mais bien de rendre l’universel véritablement universel. Pour ce qui est de la fraternité, un mot de remplacement est proposé depuis déjà une vingtaine d’années : l’adelphité. Ce mot signifie : appartenir à la même matrice, venir du même corps. Une belle image quand on sait que les ventres d’où viennent les enfants portent statistiquement aussi souvent des filles que des garçons !
Pour une « non mixité » de circonstance pacifiée
Une question reste en suspens : celle du besoin éventuel de « non mixité » dans certains espaces et dans certains moments de la vie des femmes et des hommes. Pour la trancher, il faut s’en remettre à un certain pragmatisme : de la même façon que des réseaux de femmes se sont, dans un premier temps, constitués sans les hommes pour faciliter la libération de la parole sur le sexisme, de la même façon que des groupes d’hommes (tel le projet Happy Men dont nos partenaires Orange ou SNCF sont sponsors) se sont constitués en instances non mixtes pour des raisons équivalentes, il s’avère que des expériences temporaires de non-mixité sont efficaces pour lever des freins.
On pense par exemple au programme Wi-Filles, devenu BecomTech, fondé par l’actuelle Présidente du Conseil National du Numérique Salwa Toko : ayant fait le constat que l’environnement de la tech était insuffisamment attirant et accueillant pour les femmes (15% seulement de filles inscrites à l’Ecole 42, par exemple), en raison notamment d’une culture « geek » pas toujours très amène à l’endroit des femmes ; elle a fait le choix d’offrir des cours de codage exclusivement réservées aux lycéennes. Un cadre sécurisé où les filles ont pu se concentrer sur les apprentissages, sans avoir à perdre leur temps et leur énergie à défendre leur droit à prendre place dans les métiers de la tech et sans avoir à craindre remarques et comportements inappropriés qui auraient pu les décourager d’aller au bout de leur projet de se former. A l’issue de la première promo de Wi-Filles/BecomTech, toutes les filles embarquées dans le projet ont obtenu le bac avec mention et pour la plupart pu rejoindre des classes préparatoires aux écoles d’ingénieur·e… Lesquelles sont mixtes, évidemment, mais elles y entrent armées de confiance sur leurs compétences et d’assertivité pour les faire valoir.
Faire solidarité entre femmes, pour combattre le stéréotype de la « reine des abeilles » (entre autres clichés sur les relations des femmes entre elles)
Un autre bénéfice éprouvé de la sororité active (c’est-à-dire assumée en tant que solidarité entre femmes), c’est qu’elle permet aux femmes de faire alliance, non pas contre les hommes, mais contre les stéréotypes et le sexisme ordinaire.
Une solidarité féminine qui s’affiche avec simplicité vient directement heurter l’idée communément admise que les femmes seraient de vraies peaux de vache entre elles, et notamment celles qui ont accédé à des positions de pouvoir et savonneraient la planche pour les suivantes. Certes, il y a une part de réalité dans ce « syndrome de la reine des abeilles », mais il y a aussi tout une part de fantasme, produisant des phénomènes d’image-repoussoir et conséquemment, des mécanismes d’autocensure. Quand les femmes se montrent « bonnes copines » entre elles, le mythe commence à être mis en échec et chacune peut mieux se projeter dans un leadership équilibré, simple et authentique.
Amplifier la voix des femmes
Enfin, la sororité active permet de contribuer à lutter contre les phénomènes d’invisibilisation des femmes. Prenons un exemple emblématique : les femmes de staff rapproché de Barack Obama, ayant noté qu’elles faisaient, malgré la parité dans l’équipe, l’objet de manterrupting, de mansplaining et/ou de bropropriating, ont secrètement mis en place ce qu’elles ont appelé la « stratégie de l’amplification ».
Concrètement, chaque fois que l’une d’elles était interrompue dans sa prise de parole ou que ses propos ne bénéficiaient pas de la même attention que ceux d’hommes assis autour de la table, elles se relayaient pour répéter autant de fois que nécessaire ledit propos : « je voudrais revenir sur ce que Jessica a dit… », « Comme le disait tout à l’heure Jessica… », « Jessica a souligné ce point et il serait bon qu’on s’y arrête » etc. Barack Obama a rapidement perçu ce qui se jouait et, prenant conscience que la mixité ne produit pas naturellement l’égalité, a premièrement renforcé la diversité (dans toutes ses dimensions) au sein de son staff et deuxièmement engagé ses équipes proches dans une démarche de sensibilisation au sexisme ordinaire… Qui se cache bien souvent, comme le diable, dans les détails. Une bonne pratique à dupliquer !
Marie Donzel, pour le webmagazine EVE