Intelligence, intelligence… Hum… C’est quoi, l’intelligence ? La tentation première, servie par l’étymologie latine intellĕgō (discerner, démêler, comprendre), veut que l’on définisse l’intelligence comme un ensemble de capacités cognitives : apprentissage de connaissances, rapidité de raisonnement, conceptualisation, anticipation… On s’en serait tenu là si de telles dispositions permettaient de prendre à coup sûr de bonnes décisions. Sauf que d’une part, l’expérience aura montré que des champions du QI se révèlent particulièrement crétin·e·s en situation (voire prennent de catastrophiques décisions) ; et que d’autre part, sur tout ce qui constitue cette intelligence « classique », l’humain est aujourd’hui sérieusement défié par l’intelligence artificielle.
Et soudain, à l’aube des années 1990, on a vu apparaître la notion d’ « intelligence émotionnelle ». Est-ce là l’avenir de l’intelligence humaine ? Un simple retour au bon sens ? Une réconciliation cartésienne ? La revanche annoncée de celles et ceux qui n’ont jamais réussi à piger les équations du troisième degré ni le début d’un chapitre de la Critique de la raison pure ? On remonte le fil de l’histoire de la notion et avec celle de la perception et de la valorisation des émotions pour comprendre ce qu’intelligence émotionnelle veut dire… Et comment la développer.
Réhabiliter les émotions !
En 1990, les psychologues Peter Salovey et John D. Mayer font paraître un grand article dans la revue Imagination, Cognition & Personality, intitulé « Emotional Intelligence » dont les premiers mots posent les termes du débat : « l’intelligence émotionnelle, est-ce une contradiction dans les termes ? ». Et de faire état de tout ce que les émotions inspirent de soupçons, voire de rejet, dans des mentalités collectives ayant hérité de tout une littérature philosophique hostile aux affects. Associées aux réactions viscérales, aux tentations sentimentales, aux agitations pathétiques, aux passions fiévreuses, aux excitations incontrôlables, voire au désordre mental, les émotions ont acquis au cours du temps une fâcheuse réputation de trouble à l’organisation de la pensée et de mauvais génie de la capacité à décider. L’émotif/l’émotive est disqualifié·e dès lors que l’on décèle dans ses paroles ou ses actes la trace de quelque forme d’irrationalité !
Mais, disent Salovey et Mayer, cette méfiance à l’endroit des émotions provient d’une erreur originelle de définition. Les émotions ne sont pas l’expression d’un chaos interne qui déborderait sans prévenir mais appartiennent à un système de « réponses organisées » à « un événement, interne ou externe, positif ou négatif pour l’individu » permettant à celui-ci de s’adapter dans une situation donnée, mais aussi de se transformer à plus long terme. Autrement dit, l’expérience de la joie, de la tristesse, de la colère, de la surprise, de la peur, de la fierté etc. sont des moments d’apprentissage. Sur soi et sur les relations avec les autres.
L’intelligence émotionnelle, définition
Salovey & Mayer donnent une première définition de l’intelligence émotionnelle dans leur article de 1990, qu’ils préciseront dans une publication de 1997 : « l’habileté à percevoir et à exprimer les émotions, à les intégrer pour faciliter la pensée, à comprendre et à raisonner avec les émotions, ainsi qu’à réguler les émotions chez soi et chez les autres ».
L’intelligence émotionnelle, c’est donc 3 facultés successives :
- L’accès à ses propres émotions: qu’est-ce que je ressens ? Qu’est-ce que telle ou telle situation suscite en moi ?
- La transposition du ressenti en compréhension: pourquoi je ressens cela ? Qu’est-ce qui se joue dans cette situation qui me « touche » ainsi ?
- La transformation de la compréhension en compétence pour agir et interagir : comment je peux utiliser ma connaissance des émotions pour prendre des décisions me concernant et impliquant/impactant autrui ? Comment travailler sur mes émotions pour qu’elles répondent pertinemment à mes besoins, à ceux de mes interlocuteurs et à ceux du collectif ?
Intelligence émotionnelle et intelligence sociale
Dès lors qu’elle est mise en œuvre en contexte interpersonnel, l’intelligence émotionnelle s’entrelace avec ce qu’on appelle l’intelligence sociale, à savoir toutes les qualités qui permettent de mieux se connaître/se comprendre et de mieux connaître/comprendre les autres.
C’est le psychologue Edward Thorndike, pionnier du « béhaviorisme » (ou « comportementalisme ») qui forge le terme dans un article d’Harper Monthly Magazine daté de 1920. Ce précurseur des théories des « intelligences multiples » (que popularisera Howard Garder dans les années 1980) est passé par l’éthologie, science des comportements des animaux, avant de s’intéresser à l’éducation… Et s’étonne de la façon dont l’humain élève ses petits, les abreuvant de connaissances abstraites et développant assidûment leurs compétences individuelles tout en laissant en friches, voire en étouffant leurs aptitudes innées pour communiquer avec les autres, s’insérer dans un groupe et y intégrer de nouveaux membres, coopérer en traitant des émotions…
Près d’un siècle avant le carton en librairie de Céline Alvarez, Les lois naturelles de l’enfant, Thorndike voudrait que l’on commence par se mettre à hauteur des enfants pour les écouter et les comprendre, qu’on entende leurs résistances à l’acquisition des savoirs comme des signaux d’une défaillance de la méthode d’enseignement et non comme paresse ou caprice de l’enfant… Tiens, au fait, Thorndike voudrait aussi qu’on développe l’apprentissage par « essai et erreur », dans un contexte à la fois stimulant et sécurisant pour que l’erreur puisse être plus apprenante que disqualifiante. Oui, oui, c’est le fameux « droit à l’erreur » dont tout le monde parle aujourd’hui, dans les discours sur l’innovation !
(Ré)apprendre les fondamentaux de l’intelligence émotionnelle et sociale : les « soft skills »
Soft skill en soi, l’intelligence émotionnelle est aussi la compétence ombrelle de toutes ces qualités aujourd’hui attendues dans la vie professionnelle, et tout particulièrement dans le management :
- Présence: capacité à être pleinement à une activité, à concentrer son attention sur la situation et les personnes qu’elle implique.
- Communication: capacité à transmettre de l’information de façon claire, mais aussi à créer un environnement favorable à la circulation de l’information entre parties prenantes et au dialogue.
- Ecoute: capacité à entendre toutes les formes de signaux émis par l’environnement, les individus et les collectifs qui y évoluent, sans préjuger de leur valeur.
- Empathie: capacité à regarder le monde depuis le point de vue de l’autre et à intégrer cette perspective dans la relation et dans ses actions.
- Confiance: capacité à se sécuriser et à sécuriser les autres, de façon à autoriser et encourager l’audace, la créativité, l’esprit d’initiative…
- Flexibilité cognitive: capacité à diversifier ses modes de réaction en fonction de conditions changeantes.
- Négociation: capacité à exprimer ses intérêts et à intégrer ceux de l’autre pour construire une décision concertée.
La liste est encore longue de ces compétences « douces » qui font appel à l’intelligence relationnelle, émotionnelle et sociale… Toutes ont deux marqueurs en commun : la considération de l’autre et l’adaptabilité aux contextes différents ou changeants.
Regards critiques sur l’intelligence émotionnelle
La fortune de la notion d’intelligence émotionnelle, assaisonnement incontournable de tout discours actuel sur le management et le développement personnel, quand ça n’en est le plat principal, veut que l’on porte aussi un regard critique sur elle.
Dès la publication des premiers travaux de Salovey & Mayer et surtout après le succès phénoménal de l’ouvrage de Daniel Goleman qui a démocratisé l’intelligence émotionnelle, plusieurs universitaires en tête desquels Edwin Locke ont fait part de leurs sérieux doutes quant à la validité scientifique du concept et des études qui prétendent l’appuyer. Une critique périlleuse car, par définition, l’intelligence émotionnelle renverrait volontiers dans les cordes les tenant·e·s des méthodes « classiques » d’objectivation par la rationalité et l’argumentation.
C’est d’ailleurs cette tentation hégémonique, induite par la récusation des critiques de « raison », qui inquiète aussi… Car l’intelligence émotionnelle confère un pouvoir considérable. Dans un article intitulé The dark side of emotional intelligence, le psychologue Adam Grant rappelle utilement que la capacité à jouer sur les émotions pour suspendre le jugement critique des individus et des foules est la marque des grands manipulateurs et des plus sinistres dictateurs. Un point de vigilance que vient confirmer en 2011 une étude de l’Université de Toronto qui révèle que les employés les mieux dotés en intelligence émotionnelle sont aussi les plus machiavéliques : habiles à masquer leurs intentions en maîtrisant l’expression de leurs propres émotions, ils sont tout aussi forts pour faire vibrer la corde émotionnelle chez les autres si ça doit leur permettre de parvenir à leurs fins, pas toujours nobles. C’est là le point clé de la critique d’Adam Grant : ne nous attendons pas à ce que l’intelligence émotionnelle garantisse un leadership moral !
Cultiver l’intelligence émotionnelle… Au contact de la conscience et de l’éthique
Aussi, l’intelligence émotionnelle a-t-elle besoin, pour s’exercer de façon équilibrée et dans une perspective responsable, de s’adjoindre une conscience… Conscience définie par Confucius comme « la lumière de l’intelligence pour distinguer le bien du mal ». C’est ici que les philosophes, dont Salovey & Mayer nous disaient, dans leur plaidoyer originel en faveur des émotions, qu’ils les avaient oubliées au profit de la seule pensée intellectuelle, méritent à leur tour d’être réhabilités.
A commencer par le plus caricaturé d’entre eux : Descartes, qu’on accuse d’avoir séparé le corps de l’esprit et imposé la stricte rationalité en dogme, mais dont on oublie qu’il est aussi l’auteur d’un traité des Passions de l’Âme, passions qu’il qualifie de « sel de la vie » tandis qu’il introduit la notion d’ « émotion intellectuelle », suggérant que penser et douter génère d’authentiques sensations et affections.
Revenons aussi à Aristote, philosophe de l’éthique (comprise comme la recherche d’une vie meilleure) qui fait place aux émotions aux côtés des « aptitudes délibératives et sociales » pour atteindre la vertu, à la fois source de bonheur et de justice.
Écoutons encore Spinoza, penseur de l’éthique rationnelle mais aussi de la joie et qui inspire aujourd’hui toute une partie de la littérature sur l’engagement : « Mieux vous vous comprenez vous-même ainsi que vos émotions, plus vous êtes amoureux de ce qui est. »
Marie Donzel, pour le webmagazine EVE