Écarts de rémunération, de pensions de retraite, moindres financements pour l’entrepreneuriat… La question de l’argent des femmes est fréquemment traitée sous l’angle du fait observable d’inégalité. Une autre dimension est moins souvent adressée : celle de la valeur pécuniaire que les femmes attribuent elles-mêmes à leur travail. Deux récentes études permettent de mieux comprendre pourquoi les femmes demandent moins que les hommes et emploient différemment leurs moyens.
Ça commence avec l’argent de poche…
Faire bien : une valeur pour les garçons, un devoir pour les filles
Selon une étude Santander parue en mai 2018, Les petits Anglais reçoivent 33% d’argent de poche de plus que les petites Anglaises en récompense d’un niveau équivalent de participation aux tâches domestiques et de bon comportement à l’école. Si les parents se montrent égalitaires dans l’attribution de la somme fixe d’argent de poche, ils ont en revanche des biais genrés quand il faut définir la part variable. Zut alors ! Dès l’enfance, les filles seraient habituées à ne pas être primées… Et à intérioriser que participer à la vie du collectif relève du bénévolat et que bien agir procède du devoir.
Les garçons sont davantage socialisés dans l’idée que tout travail mérite récompense et que les bonnes actions ont une valeur. Ainsi de la même façon qu’ils reçoivent plus de « bonus » quand ils se montrent vertueux, sont-ils par ailleurs plus souvent privés d’argent de poche quand ils font des bêtises ! Autrement dit, les garçons associent très tôt qu’obtenir plus ou moins d’argent dépend d’eux ; les filles sont davantage dans l’acceptation qu’autrui décide de l’argent qui leur revient.
Des écarts d’autonomisation face à la gestion de l’argent
Une étude Childwise de 2017 aboutissait déjà aux mêmes conclusions en ajoutant une dimension intéressante : les modalités de la distribution d’argent de poche. 76% des garçons contre 45% des filles reçoivent des espèces et sont libres d’en faire usage à leur guise. Pour 34% des garçons et 65% des filles, l’enfant doit justifier de la nécessité d’une dépense pour obtenir déblocage de son pécule conservé par les parents.
L’étude Childwise signale que les filles développent des réflexes de compensation en réaction à cette moindre autonomie dans l’accès à leur argent : elles vont plus fréquemment que leurs frères se faire acheter des vêtements, des articles de divertissement ou des produits d’hygiène. Ainsi, les femmes développeraient très tôt l’idée que l’argent est avant tout convertible en pouvoir d’achat plus qu’il n’est source de pouvoir d’agir.
… Ça continue avec le crédit
Elles empruntent pour subvenir à leurs besoins… Et pour augmenter leur niveau de formation
Cette inscription de l’argent des femmes dans le champ du besoin est confirmée par une étude Comparis menée sur 30 000 demandes de crédit bancaire en Suisse. Les femmes sont trois fois moins nombreuses que les hommes à recourir à l’emprunt bancaire mais deux fois plus nombreuses à le faire pour régler des factures ou des dettes personnelles. Cet endettement motivé par les nécessités de la vie courante prend des proportions préoccupantes chez les femmes retraitées : près de 30% des demandes de prêt émises par des femmes sont le fait de femmes de plus de 64 ans en difficultés pour subvenir à leurs besoins. Les analystes de Comparis y voient bien entendu la résultante d’une situation financière plus précaire tout au long de la vie, laissant très peu de marge pour amortir la perte de revenus liée à la retraite, au divorce ou au veuvage.
Autre motif de recourir au crédit (deux fois) plus féminin que masculin : l’investissement dans la formation (initiale ou continue). Quoique globalement plus diplômées que les hommes aujourd’hui dans le monde occidental, les femmes semblent plus préoccupées de développer leurs compétences… Mais leur sur-représentation dans l’emploi non-qualifié et la persistance du plafond de verre signalent qu’elles n’obtiennent qu’un faible retour sur investissement dans leur formation.
Ils empruntent pour valoriser leur capital… Financier et social
L’étude Comparis révèle que les hommes sollicitent des crédits de montants plus élevés (ce qui s’explique par leur plus grande capacité de remboursement corrélée à de meilleurs revenus) et pour des motifs différents : ils sont 45,6% des demandeurs de crédit à vouloir financer l’achat d’un véhicule contre 35% des demandeuses.
Ils empruntent aussi plus volontiers que les femmes pour effectuer des placements financiers, notamment dans la tech et les cryptomonnaies. S’exprime là une certaine appétence au risque que l’on retrouve par ailleurs dans la plus grande propension des hommes à se lancer dans l’entrepreneuriat… Alors que 34% des femmes aspirant à créer leur boîte déclarent comme premier frein la crainte de mettre en péril la situation financière du ménage, selon le baromètre Caisse d’Epargne 2013.
5 axes prioritaires pour réduire les inégalités financières
Outre ces deux récentes études, les différents travaux sur le rapport genré à l’argent permettent de définir 5 axes prioritaires pour réduire les inégalités financières :
1/ Anéantir les écarts salariaux dits « inexpliqués », c’est-à-dire la part purement discriminatoire des inégalités de rémunération à poste équivalent. Cet écart s’établit autour de 10% dans le monde, avec des variations à la marge selon les pays (OIT, 2014).
2/ Eduquer filles et garçons à l’argent dans toutes ses dimensions : le pouvoir d’achat, certes, mais aussi l’épargne, l’investissement, la constitution d’un patrimoine, la mise de départ d’un projet entrepreneurial…
3/ Développer les compétences de gestionnaire chez toutes et tous : savoir calculer (pas seulement le prix au kilo des pâtes mais aussi des taux d’intérêt), mais aussi négocier, arbitrer, valoriser…
4/ Partager (et non répartir) les postes de dépenses au sein des foyers : de la même façon que la question des responsabilités domestiques ne se solde pas dans la division maman-cuisine/papa-bricole, celle de l’argent des ménages ne s’accommode d’une distribution madame-dépense/monsieur-investit qu’au prix d’une perte de chance patrimoniale des femmes, qui peut s’exprimer fort cruellement en cas de séparation.
5/ Valoriser la création de valeur non monétisée : le Prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz a évalué à 33% du PIB mondial la part de richesse créée par le travail domestique et familial, lequel est effectué à 70% par les femmes. Si l’idée d’introduire un système de stricte comptabilité pour chaque geste destiné à assurer le bien-être des sien·ne·s dans l’intimité parait aussi improbable qu’elle n’est guère désirable, il n’en reste pas moins que renforcer la valeur culturelle et sociale de la contribution à l’éducation des nouvelles générations, à la solidarité avec les pair·e·s, au soin apportés aux un·e·s et aux autres serait de nature à transformer la perception de ce qui fait valeur ajoutée… Et à engager différemment femmes et hommes dans le sens accordé au travail, à la maison comme en entreprise.
Marie Donzel, pour le webmagazine EVE