Qui sont les « slasheurs » ?
Les slasheurs, c’est une tribu moderne de travailleurs qui exercent deux ou trois jobs (voire plus), naviguent dans des environnements variés et parfois radicalement différents, osent les chemins de traverse, pratiquent les grands écarts et jonglent avec les codes culturels autant qu’avec les identités professionnelles… A l’ère de l’agilité, ces pros de l’adaptation qui saisissent toutes les opportunités sont-ils des pionniers du travail du futur ? Zoom sur la tendance « slashing » qui bouscule les lignes du monde professionnel comme celles de notre relation au travail.
Je slashe, tu slashes, il/elle slashe …
Le mot « slasheur » fait référence à la barre oblique « / » (slash en anglais) pour désigner les personnes qui cumulent plusieurs fonctions et plusieurs identités professionnelles, à l’instar de Marci Alboher, l’auteure/ journaliste/conférencière qui a popularisé le terme dans son ouvrage « One person / Multiple careers » (2007).
Le phénomène de pluriactivité n’est cependant pas neuf, tant s’en faut. En effet, il caractérisait déjà les sociétés médiévales, rappelle Thomas Pfirsch, maître de conférences à l’université de Valenciennes. À une époque où la saisonnalité d’une économie principalement agraire et la précarité générale des populations laborieuses obligeaient les travailleurs peu qualifiés à multiplier les activités pour sécuriser leur subsistance, tandis que les élites urbaines assuraient leur enrichissement comme leur stabilité sociale en employant de multiples compétences. La rupture se fait vers la fin du XVIIIe siècle lorsqu’à l’aube de la révolution industrielle, Adam Smith introduit le concept de division du travail, inspirant par la suite Ford et Taylor.
En fragmentant les tâches, cette division du travail spécialise les individus et structure progressivement la conception du travail, jusqu’à se transposer dans l’organisation sociale. Le statut social devient alors en large partie conditionné par la fonction professionnelle, indicative de tout un panel de marqueurs d’identité : le niveau de formation, la tranche de revenus, l’inscription dans une « classe » sociale et tous les habitus culturels supposés aller avec.
Le slashing comme remise en cause de la division du travail
Le slashing remet en cause ce système d’association entre fonction professionnelle et statut social autant qu’il conteste l’organisation pyramidale. L’émergence des slasheurs est de fait au croisement de plusieurs tendances sociétales contemporaines :
- L’évolution du monde du travail. Depuis les années 1970, se multiplient les « formes particulières d’emploi » (ou FPE), venant répondre à la nécessité avancée de flexibiliser le marché du travail pour faire face aux défis économiques. Selon Bruno Ducoudré, économiste au département Analyse et prévision de l’OFCE, la pluriactivité « permettrait de sortir de la dépendance économique et de multiplier les trajectoires d’emploi possibles, tandis que le modèle monoactif-monoemployeur porterait, à long terme, le risque de l’obsolescence, donc de la disparition de l’emploi et des difficultés liées à la reconversion professionnelle ».
- Le développement des NTIC favorise l’émancipation d’individus dits ATAWAD (any time, anywhere, any device). Bénéficiant d’une connexion de tous les instants, ces travailleurs mobiles parviennent à bypasser les circuits traditionnels de l’emploi en se dotant d’une visibilité numérique autonome. Parallèlement, les possibilités offertes par internet permettent aujourd’hui une forme d’autolearning pour développer des compétences utiles au fur et à mesure des besoins du marché de l’emploi.
- La quête de sens des individus désireux de se projeter dans un projet de vie, fait de multiples centres d’intérêt, davantage que dans un projet de carrière. Et c’est bien compris par les organisations qui voient un fort motif d’engagement dans la possibilité laissée aux collaborateurs/collaboratrices de se créer un parcours sur mesure.
La géométrie variable de la barre oblique
Tout comme à l’ère pré-industrielle, la population des travailleurs poly-casquettes révèle néanmoins à une réalité contrastée.
Il y a d’une part les slasheurs contraints, qui cumulent les temps partiels pour tenter de joindre les deux bouts. Ces travailleurs précaires, répondant pourtant bien aux critères du slashing, ne sont généralement pas ceux que la littérature enthousiaste sur le phénomène met le plus en avant…
Les projecteurs sont plutôt braqués sur les slasheurs volontaires, au profil plus « urbain/cool/diplômé ». Parmi eux, citons :
- Les slasheurs de « weasure » (contraction de work et leisure) qui ont une activité principale rémunératrice et une autre, estampillée « plaisir ». Didier, ingénieur la semaine, peut ainsi réaliser son rêve d’être designer ou artisan du cuir le week-end.
- Les slasheurs dits « de prudence », qui se préparent avant de se lancer dans l’aventure entrepreneuriale.
- On peut y ajouter les slasheurs « d’opportunité », qui se saisissent dans l’entreprise qui les emploie de sujets montants qui n’ont pas encore trouvé leur modèle d’exploitation et/ou leur modèle d’organisation. Entre heures sups dédiées à une mission qui les passionne et demandes d’aménagement de leurs horaires de travail pour dégager le temps nécessaire à l’expérimentation d’un projet, ils font le pari des pionniers pour donner un coup d’accélérateur à leur évolution professionnelle.
Le slashing a-t-il un âge et un sexe ?
Les digital natives, réputés pour avoir la zapette facile, semblent avoir la tête faite pour le multi-emploi. D’ailleurs, d’après l’étude SME, 22% des jeunes actifs de moins de 30 ans ont au moins deux activités, soit plus que la moyenne de 16% d’actifs slasheurs. Les trentenaires ultra-connectés y sont aussi sensibles, tout comme les seniors désireux de s’assurer des jours meilleurs pour leur retraite. Le slashing répond en effet à certains de leurs besoins, comme celui de bénéficier de revenus substantiels ou de prolonger une vie sociale.
Le slashing sied-il tout particulièrement aux femmes ? Surreprésentées parmi les temps partiels, on les dit aussi prédisposées au multitasking. Assignées à une « double journée », les femmes/ mères/collaboratrices ne seraient-elles d’ailleurs pas des slashers avant l’heure ? Loin des considérations essentialistes, les femmes sont bel et bien éduquées pour développer la multi-activité… Mais elles n’en tirent pas forcément profit !… Et accumulent de la charge mentale quand slasher oblige, par définition, à avoir plusieurs fers au feu et autant de to-do-lists à gérer.
N’est pas slasheur qui souhaite switcher
En effet, slasher demande une gymnastique subtile, pas forcément facile ! La solution toute indiquée aux slasheurs sachant slasher : l’organisation ! Cette compétence clé suffirait-elle vraiment ? Slasher en solo quand le reste du monde se concentre sur un ensemble plus restreint de missions et fonctions pourrait aussi valoir un ticket pour le burn-out. Car quand celles et ceux qui ne slashent pas ont bien souvent le même niveau d’exigence à l’égard du slasheur qu’à l’égard de quiconque, à commencer par une certaine disponibilité que le slasheur ne saurait garantir tout le temps … à moins d’être doté du don d’ubiquité !
Pour slasher dans de bonnes conditions, il faut donc avoir soi-même un tempérament structuré (prioriser…), concentré (être pleinement présent au moment T, puis tout aussi présent au moment T+1) et assertif (savoir dire « non »…). Cela demande aussi un environnement averti qui comprend bien ce qu’il a à gagner en interagissant avec un professionnel de l’agilité, sans lui demander de s’inscrire en même temps dans les codes et rythmes traditionnels de la collaboration.
De la reconnaissance du multi-potentialisme dans un monde siloté
La première étape consistant à interroger le principe d’une pluralité d’expériences de vies et de devenirs possibles semble franchie. Les slasheurs ont ainsi entendu l’appel de Michel Serres : « Vous ne cessez de coudre et tisser votre propre manteau d’Arlequin, aussi nué ou bariolé que la carte de vos gênes. Ne défendez donc pas, bec et ongles, l’une de vos appartenances, multipliez-les au contraire … ».
La multipotentialité du slasheur est à n’en pas douter une smart skill d’avenir. Mais comment l’identifier et la récompenser en entreprise ? Le développement des programmes d’intrapreneuriat est une voie. Mais de façon plus globale, c’est toute la valorisation des compétences acquises ou en voie d’acquisition en dehors de la stricte feuille de mission des collaborateurs et collaboratrices qui se pose aujourd’hui. La performance de demain est de façon certaine du côté de la capacité à se réinventer aussi vite et aussi souvent que les environnements se transforment. Reste à donner les moyens au plus grand nombre de développer cette aptitude et de l’expérimenter en contexte sécure.
Valentine Poisson, avec Marie Donzel, pour le Webmagazine EVE