L’agilité est à la mode. Toute la littérature organisationnelle et managériale ne parle que de ça pour décrire l’entreprise d’avenir. Mener les organisations vers des modes de fonctionnement « agiles » est bien un objectif de premier plan des démarches de transformation.
Avant que le terme ne devienne mot-valise, le webmagazine EVE, à son habitude d’enquêter sur les concepts-clés du leadership et de l’entreprise inclusive, a voulu savoir d’où vient cette idée d’agilité, ce que sont ses inspirations, comment elle se met en œuvre sur le terrain, quel regard critique elle peut aussi susciter.
Un agir du leadership en mouvement
Le mot agilité dérive du latin « ago » qui ne signifie rien d’autre qu’agir. Le verbe a trois pages pour lui dans le Gaffiot car dans l’action selon l’ago, il y a toute une série de notions imbriquées : « ago », c’est en première acception « faire avancer », puis « pousser devant soi, emmener », c’est aussi « conduire à », « faire sortir de », « obtenir des résultats », « se comporter » d’une telle façon, « prendre des mesures », « exprimer par le mouvement et la parole »…
L’ago est mouvement de soi qui entraîne le mouvement des autres. On a en quelque sorte enfin trouvé un synonyme à « leadership ».
Une métaphore gymnique
Dans le sens commun, l’agilité évoque les mouvements de la gymnaste qui évolue sur la poutre ou les barres asymétriques. Souplesse et précision, technicité et légèreté, célérité et tonicité, élasticité et ressort, énergie et grâce, nervosité et adresse, robustesse et plasticité, élan et capacité à retomber sur ses pieds… Le tout en environnement plutôt inconfortable (ah si ! les agrès de gymnastique n’ont rien de douillets sofas !).
Toute une métaphore de l’attendu des individus au travail dans le contexte complexe qu’est celui de la société en général et de l’entreprise en particulier au XXIè siècle.
Agile Manifesto : 4 valeurs et 12 principes
C’est confrontés aux accélérations de la transformation numérique au tournant des années 2000, quand les systèmes informatiques se sont mis à produire des effets plus rapidement que leurs concepteurs n’étaient en capacité d’intervenir pour les adapter, que 17 spécialistes du développement logiciel ont décidé de se réunir pour définir une méthode de travail adaptée aux contraintes des contextes à évolution rapide. De ce symposium est sorti l’Agile Manifesto.
Un texte qui pose 4 valeurs fondamentales :
- Les individus et leurs interactions plus que les processus et les outils.
- Un logiciel qui fonctionne plus qu’une documentation exhaustive.
- La collaboration avec les clients plus que la négociation contractuelle.
- L’adaptation au changement plus que le suivi d’un plan.
Ces valeurs se déclinent en 12 principes parmi lesquels on peut citer : la priorité à la satisfaction des usagers, la coopération entre parties prenantes, l’engagement des collaborateurs/collaboratrices au premier plan des préoccupations du management, la simplification du dialogue interpersonnel, la réduction au strict minimum des non-qualités (c’est à dire des actions qui ne justifient pas d’une création de valeur directe ou indirecte), le questionnement partagé en équipe sur le fonctionnement du collectif…
La « méthode agile » : itération et incrémentation
Ces valeurs et principes donnent en pratique un ensemble de méthodes reposant sur l’itération et l’incrémentation.
L’itération consiste à découper un projet en cycles au cours desquels on répète les mêmes actions. Néo-taylorisme ? Tout au contraire, car l’approche agile suppose des itérations courtes (et non sur un quart de siècle comme chez Taylor) et nombreuses qui doivent couvrir l’ensemble des activités d’un développement. Et surtout, l’itération entre en tensions avec l’incrémentation.
L’incrémentation consiste à ajouter une valeur à une boucle d’itération. Pour vulgariser, on pourrait dire que la méthode itération/incrémentation, c’est tester des choses en les répétant pour vérifier qu’elles fonctionnent bien à l’usage, tout en introduisant régulièrement de nouveaux éléments. Si ça casse au moindre gravillon, c’est que le logiciel n’est pas suffisamment robuste. Si au contraire, la variable additionnelle a pour effet une augmentation de la création de valeur, alors, on reprend le cycle d’itérations en l’intégrant. Une logique d’innovation continue, ni plus ni moins !
L’agilité en management
Entraînée par les problématiques d’accélération qu’a rencontré le secteur informatique, la science managériale confrontée à son tour aux mutations socio-économiques induites par cette vélocité inédite du changement de contexte, s’est inspirée de la méthode agile pour penser l’avenir des organisations.
Le management agile repose sur trois grands axes :
- l’intelligence collective
- l’appropriation de la transformation digitale
- l’amélioration continue
Ces trois grandes lignes définissent le nouveau rôle du manager/leader :
- Créer et entretenir les conditions de l’expression de l’intelligence collective
- Favoriser l’imprégnation de la culture digitale chez les individus et dans les équipes
- Construire et déployer des dispositifs de montée en qualité inclusifs (c’est à dire accessibles à tous les individus directement ou indirectement impliqués).
Favoriser l’expression du pouvoir de l’intelligence collective
L’intelligence collective n’est pas la somme des intelligences individuelles d’une communauté donnée, c’est l’intelligence de fonctionnement du groupe. Elle adresse pour l’essentiel la capacité d’intégration et la qualité des relations. L’auteur de référence sur le sujet, Pierre Lévy, la définit ainsi : « une intelligence partout distribuée, sans cesse valorisée, coordonnée en temps réel, qui aboutit à une mobilisation effective des compétences ».
« Une intelligence partout distribuée », cela implique une mise à disposition de l’information impactant le collectif de travail. Exit le manager super-sachant qui assied son pouvoir sur la rétention ou la diffusion partialisée de l’information. Bienvenue au leader qui fait circuler la connaissance, les idées, les points de vue en acceptant que tout ne parte pas de lui comme épicentre. Son rôle n’est pas seulement de coordonner la distribution d’information, mais aussi et surtout d’en garantir la fluidité des échanges. C’est ce qu’il faut entendre dans l’incise « coordonnée en temps réel » de la définition donnée par Levy.
L’intelligence collective doit également être « sans cesse valorisée ». Quand hier, on récompensait le collaborateur/la collaboratrice qui faisait des éclats individuels, témoignait d’une performance remarquable sur sa partie, son périmètre, son champ d’expertise ; il faudra demain valoriser surtout celles et ceux qui, sans forcément briller personnellement, contribuent à faire progresser le groupe, en en étant les facteurs de cohésion, de fluidité relationnelle, de continuité dans l’engagement de chacun.e… Une bonne nouvelle pour les humbles et celles et ceux qui dans l’ombre, facilitent la vie du collectif. Un vrai changement de règles du jeu pour celles et ceux qui se font valoir par un talent singulier et/ou un art aigu du personal branding.
Il ne s’agit cependant pas de rabattre le caquet des fringant.es car la « mobilisation effective des compétences » recouvre bien entendu la nécessité de ne se priver d’aucune capacité ni d’aucun talent. Simplement, c’est la direction dans laquelle l’expression du talent se tourne qui change : là où elle s’orientait plutôt dans l’organisation traditionnelle vers l’autorité validante, elle doit aller, dans l’entreprise agile, vers la communauté participante.
Favoriser l’imprégnation de la culture digitale
Le second axe de mise en œuvre du management agile concerne la culture digitale. Au-delà de l’appropriation des outils et des usages numériques, il s’agit de transmettre les valeurs de la culture 3.0 : horizontalité des relations, sérendipité et expérimentation, open source, partage, collaboration et solidarités, légitimité par le contenu, informalisme et décontraction, autonomie et initiative, inspiration, porosité, réactivité, droit à l’interpellation…
Voilà qui bouscule grandement le management : basta l’autorité hiérarchique acquise par le statut, fini la suite processée planification/validation/contrôle, l’heure est aussi à la mise en concurrence des loyautés (la loyauté du collaborateur/de la collaboratrice due à son/sa supérieur.e se conjugue avec celle due aux valeurs personnelles et à celles du collectif)…
Le/la leader a désormais un rôle de chef.fe d’orchestre sans baguette, bien obligé.e d’inspirer confiance et de faire confiance à chaque interprète pour jouer sa partition en harmonie avec le collectif…
Construire, déployer et garantir la durabilité de systèmes inclusifs d’amélioration en continu
L’entreprise agile est celle qui est capable de s’adapter rapidement et pertinemment aux mutations de contexte rapides et parfois imprévisibles. Il lui faut donc se tenir en permanence à un très haut niveau de qualité, pour pouvoir encaisser les éventuels chocs d’innovation et disposer d’un socle suffisamment solide et souple à la fois (à l’image des végétaux résistants aux intempéries grâce à un enracinement puissant doublé d’une formidable flexibilité de leurs branchages) pour lui permettre de se mettre diligemment à la page.
Ce socle repose avant tout sur l’apprentissage en continu de compétences nouvelles et émergentes. L ‘apprentissage de tout.es par tout.es tout le temps se concrétise le plus souvent dans des dispositifs d’e-learning de nature à massifier l’accès à des formations de pointe grâce à des formats de contenu conviviaux (modules ludo-didactique, supports audiovisuels, MOOC, applis…) , des temporalités sur mesure (on fait soi-même son programme de formation, selon ses besoins de montée en compétence et les contraintes de son agenda) et des plateformes communautaires d’auto-support pour le partage des savoirs, des expériences et des pratiques.
Le néo-dogme de l’agilité en question ?
Bousculant radicalement des systèmes d’organisation traditionnels qui ont montré leurs limites, le mode agile séduit… Un peu, malgré tout, à la manière d’une utopie. C’est d’ailleurs la première critique qui lui est adressée. Tellement éloigné par certains côtés de ce qu’est la réalité observée et vécue dans les organisations actuelles, il peut faire l’effet d’un catalogue de vœux pieux véhiculant plus de fantasmes (voire créant de cruelles frustrations quand l’écart entre l’intention annoncée et la réalité constatée est un trop grand fossé) que ne portant d’effets.
Parmi ces fantasmes, il y a, selon le professeur en stratégie et organisation Philippe Silberzahn une mythification du modèle « start up » procédant d’une attention exclusivement réservée aux grandes success-stories du numérique et qui fait fi de la masse des échecs des expériences agiles. En d’autres termes, si la plupart des entreprises innovantes justifiant d’une performance exceptionnelle ont l’agilité en partage, toutes les entreprises qui tentent l’agilité ne réussissent pas leur pari d’innovation et de croissance. Certaines même en reviennent passablement en déroute…
C’est aussi, dit l’expert, que l’on sous-estime l’importance du temps nécessaire au changement en général et à la transition vers l’agilité en particulier. Souvenons-nous de notre gymnaste : ce n’est pas en un jour qu’elle a acquis telle dextérité sur les agrès, mais c’est le résultat d’un entraînement long et assidu, parfois douloureux, ayant exigé une attention spécifique du coaching sportif pour limiter risques de claquage et d’épuisement.
Pour aller plus loin dans la critique, ne faisons-nous pas fausse route en voulant gérer l’accélération (des mutations) par l’accélération (du changement) ? Et si le besoin premier dans un environnement turbulent et incertain n’était finalement pas de garantir stabilité et durabilité ? Sans promouvoir pour autant le conservatisme, on peut effectivement envisager la transformation de l’entreprise comme une œuvre de recomposition du cadre sécurisant davantage qu’en construction modulaire destinée à suivre (sinon subir) le rythme parfois un peu fou du temps numérique.
D’autant que si la digitalisation est facteur d’enthousiasmes bienvenus, elle contient aussi des risques qui font le lit de la peur du changement. Une peur qu’on ne saurait balayer d’une injonction à l’agilité, quand on sait que la résistance au changement se nourrit et se renforce jamais plus que lorsqu’on la stigmatise et brutalise. Aussi, c’est sans doute par une préliminaire phase de consolidation de la confiance en l’organisation qu’il faut en passer pour engager les troupes dans l’aventure stimulante de l’agilité.
Marie Donzel, pour le webmagazine EVE