« Encourager la mixité, c’est retenir des qualités communes aux hommes et aux femmes dans nos processus de sélection »

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Entretien avec Camille Agon, Co-fondatrice de WethinkCode_, un réseau d’écoles sud-africaine des métiers de la tech inspirée du modèle de l’école 42.

 

 

Bonjour Camille, comment en êtes-vous venue à vous emparer de la question de l’accès à l’éducation numérique ?

Camille Agon

Camille Agon : Depuis toujours attirée par une activité professionnelle ayant un impact social, j’ai commencé ma vie active comme journaliste, puis comme consultante en RSE. Mais j’ai rapidement ressenti le besoin d’aller plus directement au front, d’agir concrètement, sur le terrain.

J’ai rejoint la fondation Breteau pour l’éducation des enfants défavorisés. Chargée de monter un programme d’accès aux outils numériques, je me suis plongée dans les études et recherches et j’ai pris conscience de tous les challenges, humanitaires, sociaux, politiques, économiques, qui sont étroitement liés à l’éducation.  La priorité à l’échelle mondiale est là.

 

 

Comment est né WeThinkCode_?

Camille Agon : Mes missions à la Fondation Breteau m’ont amenée à découvrir l’Afrique du Sud. C’est un pays très inégalitaire, marqué notamment par l’histoire de l’apartheid, mais c’est aussi un pays très innovant à l’économie particulièrement performante, qui a donc énormément besoin de talents, notamment dans les techs.

J’avais regardé de près  le modèle de l’Ecole 42  fondée par Xavier Niel et il m’est apparu particulièrement adapté à la situation sud-africaine, parce qu’il permet de recruter des talents là où ne les attend pas pour former aux besoins de l’économie de demain.

Arlene Mulder

Pour dupliquer ce modèle, je me suis associée à Arlene Mulder, une passionnée de la tech. En mai 2015, nous commencions à lever des  sponsorships dans la perspective d’ouvrir l’école WeThinkCode_ en janvier 2016.  Ce que nous avons pu faire, avec une levée de fonds suffisante pour assurer la formation de 120 étudiant.es. Le principe est que chaque entreprise sponsor prenne en charge la scolarité d’un nombre défini d’étudiant.es et les accueille 4 mois en stage contre l’engagement de ceux-ci/celles-ci de travailler ensuite dans ces entreprises pendant au moins deux ans.

 

 

Avez-vous reçu beaucoup de candidatures ?

Camille Agon : Plus de 50 000 candidatures sont arrivées sur la plateforme en ligne. Il se trouve que nous avons lancé WeThinkCode_ au moment même où éclatait une grosse crise sociétale dans le pays, sur le thème du coût des études universitaires.

Nous  avons été amenées à parler sur de nombreux plateaux télé et radio des modèles alternatifs de financement de l’éducation et, à cette occasion, de la nécessité de développer des  structures de formation adaptées aux besoins de l’économie d’aujourd’hui et de demain. Nous arrivions avec une proposition, dont l’efficacité avait fait ses preuves ailleurs.

 

Quelle est la sociologie de la première promo WeThinkCode_ ?

Camille Agon : Les étudiant.es sont âgé.es de 17 à 35 ans, issus de tous milieux, 66% sont Noir.es.

Nous n’avons que 16% de filles et c’est un vrai point d’attention pour nous. Nous ne sommes pas les cancres de la mixité dans la tech, secteur où la proportion de filles dépasse rarement les 15-20%,ce qui veut dire que nous sommes dans la norme. J’ai cependant la volonté de faire mieux. Je souhaite que WeThinkCode_, en tant qu’école, tournée vers les besoins de l’économie et de la société, s’empare pleinement de la problématique de la place des femmes dans l’univers des nouvelles technologies.

 

D’après vous, quelles actions volontaristes seraient pertinentes pour renforcer la mixité dans les techs ?

Camille Agon : Il y a encore un gros travail à faire sur l’image du digital. Nous sommes en train de réussir à casser l’idée reçue selon laquelle c’est un domaine réservé aux blancs des catégories sociales privilégiées. Il n’y a pas de raison pour qu’on ne parvienne pas à casser le code « genre » aussi.

Nous avons pensé un moment à ouvrir des « piscines » (ndlr :  sessions immersives à l’issue desquelles les candidat.es sont sélectionné.es pour intégrer l’école) réservées aux filles, avant d’y renoncer. Je pense que la question de la mixité doit précisément se traiter en mixité : ce n’est pas en faisant des choses « pour les filles » qu’on y arrive, c’est en agissant de façon à ce que ce qui est fait pour tout le monde inclue les filles comme les garçons.

Il faut par exemple interroger la façon de sélectionner les étudiant.es dans une école comme la nôtre.  On valorise des aptitudes davantage développées et acceptées chez les hommes, comme l’esprit de compétition, le tempérament aventurier, la prise de risque, le cran… Il faut aller sur des valeurs communes et des connotations appropriables par les deux genres comme l’audace, le courage, le sens des solutions, la curiosité, la solidarité… Le code, c’est avant tout de la créativité et du « problem solving » ; c’est une discipline qui a tout pour attirer le plus grand nombre, sans distinction d’origine sociale, de culture, d’âge ou de genre.

 

Est-ce que selon vous, le succès des initiatives de développement des talents locaux annonce un nouveau rapport entre les multinationales et leurs zones d’implantation, notamment en Afrique ? 

Camille Agon : L’Afrique du Sud fait en partie figure d’exception sur le continent. Mais  si on regarde l’Afrique dans sa globalité, il est indiscutable que c’est la zone géographique appelée à vivre les plus grandes transformations.

Il y a 200 millions de jeunes en Afrique, le futur milliard de consommateurs est là, c’est le continent où l’on observe la plus grande pénétration de la téléphonie mobile… Le modèle traditionnel d’investissement  et de déploiement business des multinationales occidentales en Afrique n’est pas adapté à de tels enjeux. Ces entreprises « importées » n’ont clairement pas assez investi dans le potentiel humain des pays dans lesquels elles se sont implantées. Le développement des talents locaux est désormais incontournable : le futur de l’économie africaine sera fait par les Africain.es.

 

A quoi s’expose-t-on si on retarde encore le moment de rendre à l’Afrique le pouvoir de se développer par elle-même ?

Camille Agon : Les risques immédiats sont sociaux, politiques et géopolitiques. La pauvreté, le défaut d’accès à l’éducation, le manque d’autonomie et de perspectives économiques font le lit des conflits et des guerres.

Si on sort un instant de ce scénario menaçant, on peut aussi regarder tous les bénéfices globaux qu’il y a à favoriser le développement économique de l’Afrique par l’Afrique : il s’y expérimente de nouveaux business models, des voies d’innovation que la culture économique occidentale n’a pas su explorer, des solutions à des problèmes qui concernent le monde entier et que les « pays du Nord » ont échoué à traiter efficacement. Prenez par exemple la question des violences faites aux femmes : nous avons des étudiantes à l’école WeThinkCode_ qui travaillent actuellement à des solutions digitales pour permettre aux femmes elles-mêmes de se protéger et se défendre.

L’empowerment des individus et des communautés est assurément le levier de dynamiques d’innovation. Il faut donc donner les moyens de l’autonomisation, à commencer par l’éducation, et faire confiance aux populations pour imaginer des réponses pertinentes aux problèmes qui les touchent.

 

 

Propos recueillis par Valérie Amalou et Marie Donzel, pour le webmagazine EVE