« Une classe moyenne de femmes africaines émerge et les entreprises seraient bien avisées de lui accorder toute leur attention »

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Rencontre avec Haweya Mohamed – Afrobytes

 

Ammin Youssouf & Haweya Mohamed

Haweya Mohamed est co-fondatrice, avec Ammin Youssouf, d’Afrobytes, un hub dédié à l’innovation africaine.

Afrobytes fait le pont entre la tech européenne et la tech africaine. Au lendemain de la présentation de l’étude Ipsos sur les femmes africaines et à quelques jours de l’ouverture de la 2è conférence Afrobytes qui se tiendra à Paris les 8 et 9 juin 2017, elle a accepté de répondre aux questions de la rédaction du webmagazine EVE.

Conversations à bâtons rompus sur le dynamisme de l’économie numérique en Afrique, la place des femmes dans la tech et les conditions de relations inclusives et équitables entre acteurs économiques occidentaux et africains.

 

Bonjour Haweya. Comment est née l’aventure Afrobytes ?

Haweya Mohamed : C’est parti en 2015, du constat de l’extraordinaire dynamisme du numérique en Afrique.  Nous sommes allées à la rencontre des tech hubs les plus influents du continent et nous leur avons demandé de quoi ils avaient besoin. Ils ont répondu : de  la visibilité, des financements et des partenaires solides.

Or, à Paris, nous sommes près des médias, de la finance européenne et des sièges des grands groupes. Alors, l’idée s’est imposée de faire de Paris un point de passage clé pour l’accès à l’écosystème technologique africain.

 

Quelle est la mission d’Afrobytes ?

Haweya Mohamed : Afrobytes connecte les acteurs économiques européens et internationaux aux écosystèmes tech africains, dans une perspective de développement business durable, équitable et inclusif.

 

Le « consommateur africain » a-t-il des spécificités qui obligent aujourd’hui les entreprises qui veulent travailler avec l’Afrique à réorienter leur stratégie sur le continent ?

Haweya Mohamed : Longtemps, les grands groupes ont appliqué une classique politique de l’offre en Afrique, en cherchant à y commercialiser leurs produits conçus en Occident. Aujourd’hui, il est évident qu’il faut partir des contextes et des besoins des populations.

Tout a changé il y a une dizaine d’années avec la mobile money qui a pris son essor au Kenya et permis ensuite à tous les innovateurs du continent de donner un modèle économique à leurs idées et initiatives. C’est un véritable « leapfrogging », aux origines de nouvelles façons de faire du business, de nouveaux produits & services et d’un nouveau relationnel entre acteurs économiques.

 

Pouvez-vous nous parler de quelques-unes de ces innovations qui répondent avec pertinence aux besoins réels des populations africaines ?

Les équipes de Mkopa

Haweya Mohamed : On peut par exemple citer Mkopa au Kenya. Cette compagnie d’électricité solaire délivre de l’énergie avec un système mobile « pay as you go » qui permet d’acheter mais aussi de prêter son électricité. Aujourd’hui, Mkopa met en place une télévision solaire qui permet d’apporter la communication audiovisuelle dans les zones rurales, ce qui a pour corollaire d’ouvrir ce marché jusqu’ici totalement inaccessible aux annonceurs.

Autre exemple : Bitland au Ghana, a mis en place un système de cadastre avec la blockchain (ndlr : de 80 à 95% des territoires ruraux du continent africain ne sont pas enregistrés dans un cadastre). C’est essentiel pour éviter les conflits fonciers préjudiciables au développement économique et à la stabilité politique. C’est important aussi pour pouvoir garantir aux investisseurs et aux partenaires une transparence et une traçabilité.

 

Que peut la tech pour les femmes en Afrique ?

Haweya Mohamed : On entend souvent dire que la tech émancipe les femmes africaines. Je dis, moi, qu’elles les accompagne déjà dans l’étape d’après : elles se sont totalement approprié la mobile money, et en tant que consommatrices et en tant qu’entrepreneures innovantes.

L’accès à la data, dont les femmes font en premier lieu usage pour se former, leur donne les moyens de concrétiser leurs ambitions.

Une vraie classe moyenne de femmes africaines émerge et les entreprises seraient bien avisées de lui accorder toute leur attention.

 

Se tiendra, les 8 et 9 juin, la deuxième conférence Afrobytes au MEDEF. Pourquoi ce lieu ?

Haweya Mohamed : La conférence Afrobytes se tient au MEDEF  parce que nous avons absolument voulu positionner le continent africain sur le terrain business, contre une vieille imagerie qui le présente encore trop souvent comme un continent qui tend la main.

Juliet Wanyiri à la conférence Afrobytes 2016

Les investisseurs français regardent vers l’Asie et l’Amérique, alors qu’ils ont à 14km d’eux un continent qui parle la même langue qu’eux, se lève et se couche à la même heure qu’eux et dont le dynamisme est phénoménal. C’est sous cet angle qu’il faut qu’ils regardent l’Afrique et non comme le continent qui demande des aides au développement et dont les situations politiques sont trop incertaines. D’ailleurs, Pierre Gattaz a bien compris que c’est de la prospérité que viendra la stabilité.

 

 

Pouvez-vous dévoiler quelques temps forts du programme de la conférence Afrobytes ?

Claude Grunitzky à la conférence Afrobytes 2016

Haweya Mohamed : La conférence, que nous concevons d’avantage comme une « marketplace » destinée à la rencontre entre acteurs économiques que comme un énième plaidoyer pour l’Afrique, s’organise autour de 3 grands moments : les panels & keynotes, les workshops (très axés sur l’opérationnel, à destination de ceux qui veulent se lancer en affaires en Afrique ou se renforcer : marketing, juridique…) et les networking sessions.

Les équipes M.survey

Parmi les intervenant.es, on entendra par exemple Clare Jones,  une jeune femme qui a mis en place un système de quadrillage par satellite permettant de donner une adresse à chaque habitant.e de la terre, ce qui représente des opportunités énormes pour le développement de l’e-commerce. On aura aussi Kenfield Grifith, co-fondateur de m-survey, solution de ciblage et mapping des consommateurs kenyans ; Karibou Mbodje, fondateur de Wari, plateforme de transaction financière sénégalaise ; Rebecca Enonchong, CEO d’Appstech qui déploie depuis le Cameroun les solutions Oracle sur 3 continents et plein d’autres personnalités très inspirantes.

Les équipes de Facebook qui ont accompagné Mark Zuckerberg lors de sa tournée africaine en août dernier, lors de laquelle il est allé à la rencontre non des chefs d’état mais des start-uppers et des tech hubs.  Cette expérience a d’ailleurs convaincu la Silicon Valley de s’intéresser de beaucoup plus près au continent africain et de venir aussi, du coup, à la conférence Afrobytes.

 

Les multinationales portent un intérêt de plus en plus vif au continent africain, à ses talents et à ses innovations. C’est une bonne nouvelle pour l’investissement en Afrique mais n’est-ce pas aussi le risque de voir se reproduire des effets de captation des ressources et richesses de l’Afrique par les occidentaux ?

Haweya Mohamed : Vous soulevez là un point clé : la data est la nouvelle matière première. Aussi, la question de qui va l’exploiter, comment, dans quelles conditions, pour le profit de qui est fondamentale. Il ne s’agit pas de refaire avec la tech africaine ce qu’on a fait avec les mines !

Il faut faire du business inclusif en Afrique, comme ailleurs. Nous avons d’ailleurs lancé un label « fair digital » pour appliquer les principes du « fair trade » à l’économie numérique et garantir des niveaux de discussions d’égal à égal, équitables et gagnantes-gagnantes pour toutes les parties.

 

La science économique a mis en évidence l’intérêt d’une vision écosystémique des ressources et de la création de valeur à l’échelle de la planète et de ce fait, la nécessité pour les entreprises d’entretenir des relations équitables avec leurs partenaires. Ce paradigme vous paraît-il bien acquis par les acteurs économiques occidentaux ?

Haweya Mohamed : Le monde économique anglo-saxon a plutôt bien intégré cette approche et cela se lit notamment dans les façons de procéder : les entreprises vont à la rencontre directe des entrepreneur.es africain.es, dans un esprit partenarial. La France a un peu de retard : on continue à entretenir le dialogue économique avec l’Afrique en s’adressant d’abord aux chefs d’état plutôt qu’aux acteurs de terrain. Il y a cependant des améliorations notables : les grands groupes se dotent d’équipes dédiées au développement en Afrique composées de personnes issues du continent africain, qui leur apportent une vision plus juste des contextes locaux et qui portent aussi le sujet du business inclusif et équitable.

Cette problématique, comme beaucoup d’autres soulevées en Afrique, résonne avec des questions qui interrogent aussi les entreprises occidentales dans leurs propres pays d’origine : relations avec les parties prenantes et notamment avec les acteurs de l’innovation, propriété intellectuelle, transparence de la chaîne de valeur, accès aux outils et usages de la tech pour le plus grand nombre… Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si de plus en plus d’entrepreneur.es africain.es sont aujourd’hui sollicité.es partout dans le monde pour apporter des réponses aux problèmes de connexion des zones rurales avec les métropoles, de systèmes de paiement adaptés au personnes en situation de précarité, de solutions pour financer autrement les initiatives économiques et sociales

 

Propos recueillis par Valérie Amalou et Marie Donzel, pour le webmagazine EVE