Le discours sur la considération des différences, l’égalité des chances et le partage des espaces, opportunités et responsabilités a vu ces dernières années la notion d’inclusion se généraliser. Simple substitution de termes chargés et galvaudés tels que « mixité » et « diversité(s) » ou bien véritable changement de regard?
Qu’est-ce qu’inclusion veut dire et quelles implications l’usage de ce terme peut avoir ?
Le contraire d’exclusion?
Différents et incompatibles ?
A première vue, inclusion semble le simple antonyme d’exclusion. Les deux mots sont d’origine latine, ensemble construits sur la racine « cludere » qui signifie « fermer », « interdire l’accès à ». « Excludere », c’est « repousser », « chasser », « rejeter », dit le Gaffiot.
C’est sur cette acception du mot latin que l’on construit au XVIIè siècle la notion d’exclusion. On la retrouve notamment chez Pascal, qui dans ses Pensées, définit le fait d’exclure comme celui de « rejeter une chose comme incompatible avec une autre ». L’exclusion, dans cette perspective fait de la différence le motif d’une impossibilité de se mélanger, de partager un espace commun. En langage du XXIè siècle, cela pourrait se traduire ainsi : les divergences profondes constitue(rai)ent un obstacle irrémédiable au vivre-ensemble.
Différent.es car vulnérables ? La naissance de la « discrimination »
Au XIXè siècle, avec l’avènement des sciences sociales, exclusion prend un autre sens, qui nous est aujourd’hui très familier. Les études sur les origines et les effets de la pauvreté font bientôt d’exclusion un synonyme de situation misérable. Dans les années 1960, le sociologue Robert Castel analyse des critères de « vulnérabilité » qui exposent certaines catégories de la population à la marginalisation, c’est à dire au rejet par le corps social majoritaire.
Sans surprise, il identifie des éléments d’identité (genre, âge, état civil…) d’appartenances (sociales, culturelles…) et/ou de situation (handicap, isolement familial…) qui étriquent les voies d’accès à la reconnaissance sociale et amplifient les effets des « faux pas » des individus. Celles et ceux qui portent un ou plusieurs marqueurs de « vulnérabilité » ont moins de possibilités de faire démonstration de leur valeur et paient plus cher pour leurs erreurs. C’est ni plus ni moins ce qu’on appelle la discrimination.
Du coût de l’exclusion au devoir d’insertion
La déconsidération du « différent » au cœur des conflits
Très vite, on prend conscience que l’exclusion n’est pas que menace pour celles et ceux qui en sont directement victimes, mais aussi pour l’ensemble du corps social. Les philosophes de la paix, de Kant à Hugo en passant par Rousseau, cernent un point commun à tous les conflits : l’inconsidération latente d’autrui comme un autre « soi », dont les intérêts et points de vue sont soit niés par négation de l’individu lui-même (comme dans le cas de l’esclavage, par exemple), soit perçus comme une menace justifiant que l’on soumette l’autre.
Partant, ces philosophes installent comme préalable à la concorde l’acceptation du différent (par son identité, par sa culture, par ses points de vue) comme appartenant au même ensemble que soi (en l’occurrence, l’humanité). On se reconnaît comme égaux avant de discuter de ce qui nous différencie et éventuellement nous oppose.
Le coût économique de l’exclusion
Risque politique majeur, l’exclusion a aussi son « coût » économique. Ce sont les premier.es défenseur.es de la participation des femmes à la vie citoyenne et économique qui l’évoquent : John Stuart Mill, entre autres, dénonce l’absurdité de se priver de la moitié du genre humain quand il semble qu’il n’y a pas suffisamment de forces, d’intelligences et de compétences mises en œuvre pour développer les sociétés.
En face de cette approche par « le manque à gagner » qui découle de l’écartement de certaines populations du collectif agissant, les théoricien.nes de la protection sociale mettent en évidence le facteur de coût que représente en soi l’exclusion. Beveridge, le père du « welfare state », démontre ainsi dans les années 1940 que l’exclusion est un risque auquel l’immense majorité de la population est en réalité exposée (du fait notamment des accidents et maladies), ce qui met indirectement en péril le tissu industriel susceptible de perdre à tout moment la force de travail sur laquelle il compte pour produire ainsi que les perspectives de consommation qu’il espère. Sans compter le sentiment d’insécurité des travailleurs et travailleuses qui fait frein aux gains de productivité et le défaut de vision des entrepreneur.es qui ne savent pas dans quelle société ils/elles évolueront demain et limitent leurs investissements en conséquence. Beveridge convainc ainsi le monde économique de son époque que le coût de l’exclusion est moins élevé et moins durable quand les risques sont anticipés et mutualisés. A compter du moment où le principe de Sécurité sociale est acquis, on comprend rapidement que l’exclusion en menace directement l’équilibre du système. Entre alors dans ses missions le devoir d’insertion/réinsertion des exclu.es.
De l’insertion à l’intégration, en passant par l’assimilation
Un petit (ou gros) effort pour s’intégrer…
La question de l’insertion ramène sur le devant de la scène celle des discriminations, quand il apparait clairement que certaines populations rencontrent davantage d’obstacles dans leur parcours. Tout un courant de pensée va alors faire porter la responsabilité de s’intégrer au corps social sur celles et ceux qui n’y sont pas admis.es d’office.
Leur est demandé de « blanchir » leurs marqueurs de différence et d’assimiler les codes du corps social à intégrer. Selon cette approche, l’intégration des personnes immigrées, par exemple, devra passer par leur effort de maîtriser la langue, mais aussi les usages et les postures attendues du pays d’accueil. Si on prend le cas de la mise à l’écart des cercles de pouvoir pour les femmes, on attendra d’elles qu’elles prouvent qu’elles peuvent être « des hommes comme les autres », répondant aux mêmes critères de légitimité et exerçant les responsabilités avec de mêmes façons de faire que les « insiders » que sont les hommes déjà en place avant elles.
Devenir (comme) l’autre, au risque de se perdre soi ?
Le modèle, qui pousse parfois les individus en processus d’assimilation au déni de leur identité (comme quand des personnes changent de patronyme pour gommer un marqueur d’origine ou quand, on a vu dans l’histoire, des femmes se travestir pour faire leur place dans des espaces réservés aux hommes) a ses limites. D’abord, parce qu’il échoue largement à « intégrer » les personnes, ne permettant qu’à un très petit nombre de « différent.es » de faire leur place parmi les « mêmes ».
Ensuite parce qu’en restreignant l’expression des « être soi », il favorise les postures caricaturales de mimétisme, jusqu’à provoquer le rejet. La situation des femmes sujettes au « syndrome de la reine des abeilles », à qui on reproche d’être « pires que des mecs » quand elles exercent le pouvoir, en témoigne.
La diversité : de la plus-value des différences au questionnement sur la similarité
La diversité performante
On change alors complètement de perspective : de facteur de discrimination, la différence devient élément de diversité à valoriser. Il faut de tout pour faire un monde, plus on confronte les points de vue, mieux on coopère et pour, citer Saint-Exupéry « celui qui diffère de moi, loin de me léser m’enrichit » !
De nombreuses études démontrent les bénéfices de la diversité : par une dynamique de frottement des cultures, des expériences et des perspectives, on représente mieux la population (électorat, clientèle…), on envisage davantage de scénarios pour prendre des décisions plus robustes, on renforce la qualité de vie (au travail, dans le « vivre ensemble » de la société toute entière), on nourrit la confiance, on innove plus vite et mieux…
Le temps des « critères » de diversité
Dans les années 1980-1990, un certain nombre de critères de diversité se sont imposés : la situation de handicap, le genre, les origines sociales puis culturelles. Mais bientôt, d’autres marqueurs d’identité, de situation ou d’appartenance émergent dans la discussion sur les diversités : l’orientation sexuelle, l’âge et la génération, l’appartenance religieuse, l’apparence… Voilà qui révèle une contradiction majeure du concept de diversité : là où il faudrait permettre à toutes et tous d’avoir les mêmes chances et de mêmes droits effectifs à faire leur place, on a catégorisé des populations de « différent.es » admissibles, en en mettant d’autres à l’épreuve d’un test de reconnaissance.
On échoue aussi à identifier et analyser de façon satisfaisante les situations d’intersectionnalité. Quid par exemple de la femme de couleur sénior en situation de handicap ? Comment penser la situation de l’homme déclassé face à celle de la femme en ascension sociale dans une politique d’égalité des genres ? Comment élaborer des stratégies d’insertion des jeunes issus des quartiers défavorisés qui profitent autant aux filles qu’aux garçons ? etc.
Différent.es, oui, mais par rapport à qui ?
Au-delà de cet écueil de classification des différences, les visions de la diversité achoppent sur la notion même de « différent ». Quand on est « différent.e », par rapport à qui et à quoi l’est-on ? A une prétendue norme qui ferait référence ou à une majorité de « similaires » qui ferait autorité ?
Sauf que la réflexion sur les diversités a mis en évidence d’une part le poids de la norme y compris pour celles et ceux qui s’y conforment, d’autre part la grande hétérogénéité et la forte contextualité de l’apparente majorité normée et enfin la stérilité des entre-soi.
Après avoir tenté d’identifier des « différent.es », on se retrouve donc bien obligé de questionner le « non différent ». Qu’est-ce qui fait que l’on considère un groupe d’individus comme des « similaires » entre eux?
L’inclusion : permettre à chacun.e d’être qui il/elle est et de donner le meilleur de soi dans un collectif
Les défis de l’inclusion : perméabilité et cohérence
Instruire cette question de ce qui fait « corps de référence » à partir duquel penser les « différences » amène à repenser le collectif. Ce collectif n’est désormais plus une figure imposée aux règles d’accès et de fonctionnement installées, mais un ensemble dynamique aux prises avec deux grands enjeux :
- la perméabilité : le collectif doit être suffisamment ouvert pour être accessible et accueillant pour une foule de « différent.es » (puisque nous sommes toutes et tous le/la différent.e d’un.e autre)
- la cohérence : le collectif doit construire un mode de fonctionnement commun, acceptable par chacun.e et profitable à toutes et tous.
C’est au croisement de ces deux objectifs que l’on peut définir l’inclusion : créer des conditions collectives (contexte, règles de fonctionnement, valeurs partageables) permettant à chacun.e, quel qu’il/elle soit, de faire valoir sa personnalité, ses talents, ses idées, son énergie pour apporter le meilleur de soi au projet commun.
S’exprimer et permettre aux autres d’en faire autant
L’approche inclusive est fondamentalement participative. Elle invite chaque individu à interroger son positionnement et son comportement dans le groupe pour y exercer deux responsabilités concomitantes : celle de s’exprimer et celle de permettre aux autres d’en faire autant.
Si on prend l’exemple du « manterrupting », que nous avons récemment instruit : il ne s’agit pas pour les hommes de renoncer à prendre la parole, ni pour les femmes de la monopoliser ; mais pour toutes et tous de contribuer ensemble à la construction et l’animation d’un espace de discussion plus « dialoguant » et mieux « écoutant ».
La question clé de l’inclusion : et si on faisait autrement ?
De ce fait, l’approche inclusive est par essence innovante : elle va autoriser que tout soit challengé par chaque individu : soi-même (ses postures, ses comportements, ses façons de faire, ses visions, ses freins, ses moteurs…), autrui (sa légitimité, ses intérêts, ses résistances, ses engagements, sa cohérence…) et le collectif (ses voies d’accès et de participation, ses codes et logiciels de fonctionnement, ses critères de reconnaissance et valorisation, ses perspectives de transformation…).
En d’autres termes, l’inclusion permet de répondre à la question « comment faire collectif quand on est tant de différent.es ? » par une proposition ouverte à tous les possibles : et si on faisait autrement ?
Marie Donzel, pour le webmagazine EVE
Comments 2
Très belle analyse de la diversité. L’nclusion est nécessaire des qu un individu n’est plus seul. Je illustrera par la goutte de lait qui tombe dans le cafe: au début elle remonte, puis retombe dans le café pour en changer la couleur. Chacun apporte dans le un groupe sa différence et le fait évoluer.
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