L’étude du mois
Il y a quelques semaines, le magazine l’Etudiant révélait, sous la plume de Marie-Caroline Missir, qu’à diplôme strictement équivalent et pour un premier emploi de grade similaire dans un secteur identique, les jeunes femmes demandent une rémunération de 20% inférieure à celle que réclament leurs camarades de l’autre sexe.
Un chiffre qui vient battre en brèche le cliché selon lequel le « décrochage » des femmes sur l’échelle des salaires serait majoritairement lié à la maternité (puisqu’un écart s’installe dès le début de carrière, avant même que l’on puisse invoquer des histoires de congé maternité, d’absences pour enfants malades ou de supposé report des priorités). Une donnée qui vient en revanche conforter l’intuition que les femmes auraient tendance à se sous-évaluer (ou les hommes à se surestimer?), en intégrant dès le plus jeune âge toutes sortes de stéréotypes influant leur posture et restreignant leurs ambitions. Mais un indicateur qui vient aussi tordre le cou à l’idée commune selon laquelle les nouvelles générations seraient spontanément plus égalitaires et en auraient (presque) terminé avec les écarts de salaire.
Conscientes de l’importance de négocier, mais pas si nombreuses à s’y appliquer
Une étude américaine, menée par Levo en partenariat avec Catalyst, révélait l’an dernier que les Millenial Girls ont encore de vrais freins quand il s’agit de discuter avec l’employeur de leurs conditions de travail et de rémunération.
Un chiffre de cette étude frappe d’emblée: 59% des salariées de la GenY n’ont pas négocié à l’embauche. Pourtant, elles sont bien 83% à avoir la conviction que négocier salaires, primes et avantages est important. Et elles sont aussi nombreuses à avoir conscience qu’un démarrage de carrière avec une pénalité de de 10% à 20% de rétribution leur coûtera cher tout au long de la vie, pessimistes sur les perspectives de rattraper ce retard et lucides sur le fait qu’il a plutôt toutes les chances de se creuser.
Comment négocier et que négocier?
Mais alors, pourquoi ces femmes qui ont la tête bien faite et les yeux grands ouverts sur la réalité se retiennent-elles de négocier? Pour la majorité (66%), c’est faute de savoir comment s’y prendre. Personne ne le leur a appris, et au lieu de les former à cet art subtil de la confrontation constructive qui permet de trouver un terrain d’entente sur les intérêts de chacun.e, on leur a plutôt fait comprendre que ce n’était pas très bien élevé de réclamer (63% se sentent gênées de demander plus que ce qu’on leur propose, et 55% craignent que s’y aventurer leur valent un jugement négatif sur leur personnalité).
Autre indicateur intéressant à relever : 56% des femmes interrogées ne savaient tout simplement pas quoi demander. On peut ici interpréter un défaut de connaissance de la composition de la rétribution du travail (dont il serait intéressant de savoir si cela se retrouve aussi chez les garçons fraîchement sortis de l’école) : le salaire fixe, représentant la garantie d’un certain pouvoir d’achat, est regardé comme l’alpha et l’omega de la rémunération. On néglige la part variable, cédant ainsi tout de la reconnaissance de sa contribution à la performance de l’entreprise ; les opportunités de mobilité et de carrière qui pourraient être offertes, au risque de se heurter à plus ou moins long terme au plafond de verre ; les dispositifs de formation, learning et de développement professionnel qui permettent de renforcer sa valeur sur le marché du travail ; les avantages en nature qui contribuent à la qualité de vie ; les avantages sociaux qui, par exemple, au travers d’un plan d’épargne collective, permettent de se constituer un patrimoine etc.
Ne pas demander par peur de ne pas obtenir : orgueil mal placé ou sinistre lucidité?
Parmi celles qui ne discutent pas les termes d’une proposition d’emploi, il y a aussi 58% qui ont tout simplement peur de sortir perdantes de la négo.
Est-ce une crainte si absurde que ça? Des professeur.es d’Harvard ont fait paraître en mars 2016 les résultats de leurs recherches sur le coût de la négociation pour les femmes. Oui, oui, vous avez bien lu : on parle de prix à payer, très concrètement. Car quand elles négocient, les femmes sont plus d’un quart à ne rien obtenir de ce qu’elles ont demandé! Pas un peu mais pas autant qu’elles l’auraient voulu, pas le début d’un compromis, mais rien, nada, nothing, nietchevo.
Juste éventuellement une réputation de chicaneuse qui aurait tendance à la grosse tête, décrivaient déjà en 2006 des universitaires d’Harvard, Cambridge et Carnegie Mellon, dans une étude à laquelle se réfère le récent rapport sur le coût de la négo pour les femmes.
Ca peut alors même aller plus loin qu’un seul chou blanc : celle qui argumente pour défendre ses intérêts risque d’en être suite sanctionnée! Les auteur.es de l’étude « Sometimes, it does hurt to ask » ont noté que la prise d’initiative dans les négociations salariales est 5 fois plus souvent perçue par le décideur comme « une violation de statut » quand elle vient d’une femme que d’un homme. Pour couronner le tout, dans 41% des cas, cette initiative féminine est vue comme le marqueur d’une masculinisation du comportement. Quelles conséquences? Des femmes qui inspirent le rejet (et ne sont pas retenues pour le job, malgré leurs compétences) ou qui obtiennent tout ou partie de ce qu’elles demandent mais sont ensuite attendues au tournant. Conclusion : si les femmes ne demandent pas, ce n’est pas que parce qu’elles n’osent pas, c’est aussi parce qu’elles perçoivent de vrais risques à faire montre d’audace quand il s’agit de parler salaire! L’adage « on ne perd rien à essayer » est donc tout sauf vérifié, dans des contextes où le poids du stéréotype est plus lourd que celui du CV.
Que demandent celles qui négocient?
Revenons à présent à notre étude Levo pour regarder le verre au 2/5è plein plutôt qu’aux 3/5è vide, en zoomant sur les 41% de femmes Y qui ont pris le temps de débattre de leurs conditions d’emploi avant de signer leur contrat. Sur quels points de priorité ont-elles argumenté?
A 88%, elles ont d’abord négocié la possibilité de négocier! Oui, ce sont des garanties que le job ne leur passerait pas d’office sous le nez si elles devaient suggérer des aménagements aux conditions proposées.
Leurs autres demandes sont essentiellement tournées vers l’accompagnement au développement professionnel : du coaching (pour 46%) et des programmes de management et leadership (34%).
La balle au centre : pour des actrices plus assertives sur un terrain de jeu plus propice à la négo
On peut décemment conclure de l’ensemble des données ici présentées que, négocier pour faire valoir ses propres intérêts constitue, encore pour les nouvelles générations, une difficulté. Ce qui fait peut-être la différence, c’est la conscience et de ce fait qui freine et de la nécessité de le faire sauter. Pour cela, elles sont prêtes à se prendre en main, et à se former pour renforcer leur assertivité.
Mais la balle n’est pas que dans leur camp : les employeurs ont aussi leur rôle à jouer pour rendre possible une discussion où fermeté sur les intérêts n’empêche pas estime réciproque et sérénité partagée… Et constitue surtout une étape essentielle de construction d’une relation saine et franche.
Tiens, par exemple, ne serait-il pas intéressant de profiter de l’entretien pour poser aux candidates une question comme « Savez-vous que vous demandez 20% de moins que le jeune homme qui est sorti de mon bureau tout à l’heure avec le même CV que vous. Comment l’expliquez-vous? » Idem à ces damoiseaux : « Vous demandez 20% de plus que la jeune femme qui a le même diplôme que vous pour le même poste et à expérience égale. Comment le justifieriez-vous? ». Avec leurs réponses, on aurait probablement de très pertinents nouveaux éléments de compréhension des inégalités de rémunération, utiles à identifier d’efficaces leviers pour réussir une véritable égalité des chances.
Marie Donzel, pour le blog EVE.