Rencontre avec Peggy Louppe, Directrice Transformation Digitale Interne de SNCF
Eve le blog : Bonjour Peggy. Vous dirigez le pôle transformation digitale interne de SNCF, un métier très récent. Quel parcours vous y a menée ?
Peggy Louppe : Je suis ingénieure de formation et titulaire d’un doctorat en entreprise sur le management de la qualité dans la relation client/fournisseur.
J’ai ensuite débuté ma carrière dans l’industrie automobile, puis j’ai travaillé dans l’industrie de l’emballage avant de rejoindre SNCF en 2006 pour prendre en charge, au sein de la direction industrielle Maintenance du Matériel Roulant, le pilotage de la supply chain dans une démarche d’amélioration continue. J’ai ensuite dirigé le technicentre de Rouen pendant 4 ans.
Dans la deuxième partie de ce poste, j’ai pu prendre du recul sur les facteurs clés de la performance, de l’efficacité et de la pérennité des résultats et les observer de manière très concrète. La qualité des relations de travail et la confiance, en sont des éléments majeurs. Et grâce à ma participation à EVE, je me suis rendu compte que j’avais envie de mettre davantage au travail ce sujet qui me passionnait depuis longtemps.
Je suis allée voir le directeur de la branche matériel avec ces constats sous le bras et je lui ai proposé que nous lancions un programme d’accompagnement de la transformation managériale. Cela a été une formidable aventure, et deux ans après la mise en œuvre de ce programme, nous avions des résultats très positifs dans tous les technicentres pilotes, des améliorations de l’ordre de 50% de l’indicateur opérationnel.
Quand ce à quoi vous croyez se matérialise et produit des résultats rapides et flagrants, vous avez envie de le partager plus largement. C’est ce qui m’a amené à prendre, à partir de mars 2015, la direction de la transformation digitale interne du groupe. Dans ce poste qui répond parfaitement à mon goût pour l’innovation et le changement, je soutiens et mets en oeuvre des solutions digitales pour atteindre deux objectifs : l’augmentation de la performance métiers et la montée en qualité de l’expérience collaborateurs, l’ensemble s’appuyant sur la transformation managériale.
Eve le blog : Dans la première partie de votre parcours, vous avez évolué dans des environnements plutôt masculins. Est-ce que vous avez ressenti le fait d’être une femme comme une difficulté, comme un atout ou comme un non-sujet ?
Peggy Louppe : L’école d’ingénieur.e m’avait préparée à évoluer dans des environnements où je serais l’une des rares femmes, voire parfois la seule dans certaines réunions.
Dans le monde professionnel, j’ai vécu des situations très diverses : j’ai travaillé dans des conditions où être une femme était inconfortable, parce qu’on me faisait sentir que j’étais une exception sinon une intruse, j’ai même parfois essuyé des remarques déplacées ; mais j’ai également connu des équipes très majoritairement masculines pour lesquelles mon genre n’était même pas une question.
J’ai le sentiment que le paysage actuel est à peu près à l’image de ce que j’ai expérimenté : il y a une grande variabilité de la maturité des environnements professionnels sur la mixité et l’inclusion. Et sans qu’aucune généralisation ne soit valable. On est souvent surpris, dans les deux sens !
Eve le blog : Pour vous, qu’est-ce qui fait justement la variable ? Qu’est-ce qui fait qu’une équipe est plus ou moins prête à travailler en mixité ?
Peggy Louppe : Comme pour de nombreux sujets, l’exemplarité des dirigeant.es est la clé. Si vous avez un.e patron.ne respectueux.se des femmes, vigilant sur l’égalité, intraitable sur le sexisme, le corps managérial suit.
Il se dit beaucoup que l’acceptation de la mixité est une question de mentalités collectives qui dépasse largement le cadre de l’entreprise, mais pour moi qui ai travaillé dans divers pays étrangers, les choses ne sont pas si simples. J’ai vu des organisations très en retard sur l’égalité femmes/hommes dans des pays réputés avancés sur les droits des femmes ; à l’inverse, j’ai vu des entreprises où il fait bon être une femme dans des pays où ces droits doivent encore faire l’objet de combats.
On ne peut pas faire de généralités sur les cultures, ni sur les secteurs d’activités, mais ce que l’on peut affirmer, c’est que l’entité que représente une entreprise, quel que soit que le contexte qui l’entoure, peut faire progresser l’égalité en son sein. Elle le peut et à mon sens, elle le doit, puisqu’elle compte bien parmi les acteurs de la société et a donc toute légitimité à œuvrer, à sa façon, à la faire évoluer.
Eve le blog : Iriez-vous jusqu’à dire que l’argument culturel sert parfois d’alibi un peu trop facile pour retarder la mise en œuvre d’ambitieuses politiques d’égalité en entreprises ?
Peggy Louppe : Je n’irais pas jusque là. Ce qui est sûr, c’est qu’il faut se lancer dans la démarche avec détermination, tout en étant conscient du temps que prennent les profondes transformations culturelles. Et ne pas oublier qu’on se confronte à des résistances quand on pousse le changement plutôt qu’on ne l’accompagne.
Je dirais que la meilleure façon de mettre en mouvement une entité qu’on dirige, c’est de se mettre en mouvement soi-même. Et de travailler à conjuguer le temps court et la vitesse à laquelle évolue notre environnement, avec le temps long de la transformation.
Ce qui est vrai pour la mixité se retrouve d’ailleurs dans les problématiques de la transformation digitale : il y a des visions traditionnelles à faire évoluer, des habitudes lourdement ancrées à changer, des freins à faire sauter, des croyances limitantes à dépasser…
Eve le blog : Ce parallèle est enthousiasmant : il autorise à espérer une véritable accélération des progrès de la mixité. D’ailleurs, certain.es vont au-delà du parallèle, estimant que la transformation digitale est une chance pour l’égalité professionnelle. Confirmez-vous ?
Peggy Louppe : Oui, on peut rejoindre l’idée que la transformation digitale va apporter beaucoup à la mixité à trois niveaux différents.
Le premier et le plus concret, c’est ce qu’on observe déjà : un assouplissement des horaires et lieux de travail rendu possible par les outils numériques. Mais ça a ses limites : même si vous faites la réunion par Skype au lieu d’être présent.e au bureau, vos contraintes familiales, que vous soyez un homme ou une femme, persistent.
D’ailleurs, il y a un vrai point de vigilance amené par la porosité croissante des lieux et temps de vie : les nouveaux risques psycho-sociaux associés à la surconnectivité.
Eve le blog : Le second niveau… ?
Peggy Louppe : Le second niveau, c’est le style de management : le digital modifie la hiérarchie des qualités attendues et, sans tomber dans les stéréotypes, on peut imaginer que ces nouvelles compétences qui sont celles de l’écoute, de l’agilité, de la coopération, ont été en moyenne davantage développées par les femmes pour faire leur place quand il leur était difficile de s’imposer avec les mêmes arguments que les hommes.
Mais là encore, je nuancerai le propos sur la posture, car le digital, ce n’est pas que culturel et comportemental. Ce sont aussi des outils. Or, historiquement et culturellement, les outils et systèmes d’information, c’est le domaine des hommes. Il faut donc encore travailler l’appétence des femmes pour les sciences et technologies et encourager leur familiarisation avec les outils.
D’autre part, à l’échelle globale, la carte du monde connecté et de celui qui a encore très insuffisamment accès aux nouvelles technologies nous montre que ce sont les pays où les femmes sont les moins intégrées économiquement qui ont aussi le plus de « zones blanches ». Le risque qui se dessine est celui d’une « mixité digitale » à deux vitesses avec certaines populations de femmes, déjà vulnérables, et qui pourraient se trouver les grandes exclues de cette quatrième révolution industrielle.
Eve le blog : Et le 3è niveau… ?
Peggy Louppe : Le troisième niveau, ce sont les réflexes du changement.
Soyons lucide, le changement, qu’il soit technologique, organisationnel ou et/ou culturel, c’est dur, ça demande des efforts, de l’endurance, ça confronte parfois à des échecs, quitte à devoir parfois repartir un peu en arrière pour prendre un autre chemin. C’est beaucoup de remise en question…
La transformation digitale, construite autour de l’agilité, porte en elle cette nouvelle posture. Posture qui doit donc permettre de progresser plus vite sur le changement autour de la mixité.
Eve le blog : A vous écouter, doit-on comprendre que le digital est une formidable opportunité pour le changement social et culturel (en matière de mixité, entre autres), mais que ça ne se fera pas tout seul ?
Peggy Louppe : C’est exactement cela. La transformation digitale ne sera une transformation globale et positive en terme de résultats qu’à condition que nous en soyons les actrices et acteurs. Des actrices et acteurs déterminé.es à saisir l’occasion de nous changer nous-mêmes et de changer nos modes relationnels.
C’est une bonne nouvelle : nous ne subissons pas la transformation digitale, nous la faisons. Ce qui nous est imposé, c’est le rythme inédit auquel les évolutions technologiques nous poussent au changement. Mais tout le reste est ouvert : nous avons des choix économiques et des choix de société à faire et c’est un immense horizon de libertés qui s’ouvre à nous. Ne le laissons pas passer !
Propos recueillis par Marie Donzel, avec le soutien de Catherine Woronoff-Argaud (SNCF).