Un concept à la loupe
Rien que le mot fait grincer bien des dents… Dès que « quota » pointe son nez dans un débat, s’invite l’idée de « discrimination positive » et tout ce qu’elle charrie de suspicions sur la rupture du principe méritocratique, sur la brutalité d’une méthode qui forcerait artificiellement la main invisible au lieu de faire évoluer les cultures en faveur de l’intérêt général, sur la contre-productivité d’un système qui sacrifierait les un.es tout en humiliant les autres…
Et si, pour reprendre sereinement la discussion sur les quotas, on revenait aux fondamentaux de la notion, afin de porter un regard débarrassé de préjugés mais enrichi de réflexions sur un « moyen » qui interroge en profondeur les visions de l’égalité.
Au commencement était le chiffre
Afin de se prémunir des réactions épidermiques, pour ne pas dire des leviers de bouclier, d’aucun.es évitent le mot quota quand ils parlent de féminisation des effectifs ou de la gouvernance d’une entreprise pour lui préférer la formule « objectifs chiffrés ». Habile euphémisation ? Qui sait pour l’intention, mais en attendant, la raison du dictionnaire est pleinement de leur côté : le mot latin « quota » ne signifie rien d’autre que « quantité » et son acception moderne « nombre déterminé ».
Est donc quota tout indicateur chiffré que l’on définit a priori. Si l’on quitte un instant le terrain sensible des débats sur la mixité et la diversité, il est parfaitement correct, de dire que l’on fixe un quota quand on vise une certaine part de marché ou d’audience, un chiffre d’affaire minimum, des volumes de produits à écouler ou des émissions de gaz à effet de serre à ne pas dépasser… Le quota est une ambition matérialisée par un objectif chiffré, ce qui permet l’évaluation des résultats des actions menées pour l’atteindre.
De l’objectif à l’obligation : pour l’accélération!
Dans le champ social, souvent le quota s’impose quand le réel résiste. Si l’on en revient à nos problématiques de mixité et diversité, on fait aisément consensus pour dire que les postes de pouvoir sont très majoritairement occupés par des hommes blancs d’âge moyen et rares sont désormais celles et ceux qui trouvent satisfaisante cette situation de fait.
Pourtant, malgré un constat qui navre la majorité, les choses changent très lentement. Un rapport du Forum Economique mondial de novembre 2015 estime qu’au rythme où vont les évolutions de l’égalité professionnelle (et jamais il n’a été si diligent qu’à notre époque), il faudra encore attendre 118 ans pour combler les écarts femmes/hommes de salaires, d’accès aux opportunités, de représentation à tous les niveaux des organisations… Si vous préférez compter autrement, l’égalité, ce ne sera pas pour vous, pas pour votre fille qui est née cette année, pas pour sa fille qui verra le jour dans 30 ans, pas pour sa petite-fille qui naîtra vers 2065, pas pour la fille de sa petite-fille, ni pour la génération suivante, mais peut-être pour celle qui viendra encore près.
D’ici-là, il va falloir garder la foi pour combattre les inégalités ! Ou bien œuvrer à accélérer l’agenda : c’est là l’intention même du quota qui fixe des objectifs matérialisés par le chiffre et une échéance pour les remplir.
« Discrimination positive » : injuste le quota?
Le quota « social » est assimilé à une mesure de discrimination positive. C’est nous, ou il y a comme contradiction dans les termes de cette traduction de l’anglais « affirmative action »? On croyait se souvenir que le mot même de « discrimination » renvoie à des situations franchement négatives… D’injustice.
Tout le débat est là : une « discrimination » peut-elle être juste? C’est le Président John Fitzgerald Kennedy qui fut le premier, en 1961, à répondre par la positive en employant le terme d’ « affirmative action » pour demander aux employeurs de veiller à traiter à égalité les personnes, depuis le recrutement jusque dans tous les moments de la vie professionnelle et les étapes de la carrière, quelles que soient « leur race, leur croyance, leur couleur ou leur origine« .
Pour Kennedy, puis son successeur Johnson, il s’agissait d’inscrire dans la réalité des pratiques, ce que les lois alors récentes sur l’égalité des droits civiques ne suffisaient pas à impulser : l’égalité effective. Une politique d’indiscrimination s’imposait pour corriger une injustice ne trouvant plus sa source dans le droit, mais dans les habitudes et les mentalités. Concrètement, on créa des « emplois préférentiels » et on réserva des places aux afro-américains dans les Universités.
La définition de catégories de population et la fin du mythe universaliste
C’est dans l’histoire des Etats-Unis qu’il faut chercher les raisons du choix qui fut fait dans les années 1960 d’aborder la question des inégalités réelles résistant au principe d’égalité en droit par l’attention premièrement portée à la condition de la population afro-américaine. Le mouvement pour les droits civiques avait notamment mis sur la table la question de la « dette » de la société américaine à l’égard des descendant.es d’esclaves. Mais bientôt, d’autres populations également défavorisées du fait de leur origine, comme par exemple les hispaniques, amenèrent légitimement sur la table le sujet d’une distorsion de traitement créant des inégalités entre discriminé.es. Et la question du critère par lequel on désigne une population susceptible de bénéficier d’une politique d’affirmative action fut posée.
A cela une conséquence de fond : quand on accepte la désignation, par le critère de discrimination, de catégories de population, c’est le mythe universaliste qui vole en éclat. La réalité oppose à l’idéal d’une démocratie une et indivisible dans laquelle les caractéristiques personnelles des individus sont neutralisées par l’égalité politique, l’image d’un corps social divisé au sein duquel les différences créent des inégalités qui ordonnent un collectif hiérarchisé. Autrement dit : quoiqu’égaux en droit, toutes et tous ne partent pas pas les mêmes chances de faire valoir leurs qualités et de faire la démonstration de leur mérite, de par leur appartenance à un groupe privilégié ou bien au contraire défavorisé.
Le principe philosophique et juridique d’égalité doit se rendre à l’évidence : il fait poids bien léger face à la puissance des imaginaires, des cultures, des stéréotypes, des pratiques et des règles non écrites qui organisent la société.
Stigmatisant pour les un.es et sacrificiel pour les autres, le quota ?
L’intention du quota, en tant que dispositif explicite et directif est donc de contrer la puissance de la règle implicite et usuelle. Mais comment cette intention louable est-elle reçue par les concerné.es ?
Commençons par explorer le ressenti de celles et ceux que le quota désigne comme victimes d’inégalités et donc comme bénéficiaires de sa logique de contingent. Elles et ils peuvent y voir un avantage, puisque l’on fait concrètement et rapidement sauter des freins à leur ascension sociale ou professionnelle. Quand on fixe des objectifs chiffrés de féminisation du management d’une entreprise, par exemple, on donne tout simplement l’occasion à un certain nombre de femmes de prendre leur tour dans la roue des promotions.
Mais le doute surgit : suis-je nommée parce que je suis compétente ou parce qu’il fallait trouver des femmes pour satisfaire aux objectifs chiffrés? Derrière cette suspicion, plusieurs questions sont soulevées : celle de la fierté de l’individu dans son rapport au mérite, celle de la perception de soi par un critère dominant de sa personne (suis-je une femme avant d’être une bonne professionnelle?) et celle de la légitimité (vais-je me faire respecter comme tout.e autre, si l’on estime que je dois ma place à autre chose que ma seule valeur personnelle ?). Voilà ce qui s’exprime de la réticence de certaines à être des « femmes quotas ».
Cet argument du quota qui humilierait en premier lieu son/sa bénéficiaire est le favori de celles et ceux qui s’opposent aux quotas… Même si leurs raisons sont parfois moins altruistes qu’annoncées.
Car le quota, réservant des places aux outsiders du système, met le doigt sur le privilège hérité des insiders (interrogeant de ce fait la part de ce qu’ils doivent à leur situation favorable et celle qui revient à leur mérite) puis leur demande partager entre eux un gâteau dont il manque une part. Et de dénoncer une forme de concurrence déloyale : il leur faudrait parcourir tout une course (peut-être moins semée d’obstacles que pour d’autres mais leur demandant quand même des efforts) pour finalement se faire doubler sur la ligne d’arrivée par d’aucun.es qui auraient pris un raccourci, de surcroît avec la complicité de l’arbitre? Qu’est-ce qu’on fait des règles du jeu? Si certain.es ont moins de chance de gagner, est-ce à dire qu’il faut faire perdre celles et ceux qui sont mieux entraîné.es à réussir? A quel titre celles et ceux qui se sentent « compétent.es » se sacrifieraient-ils/elles pour des personnes qui n’ont pas encore prouvé leur valeur?
Cette rhétorique vient alors piéger la discussion sur l’égalité en posant sournoisement une condition de valeur ajoutée des insiders à leur entrée dans le jeu : des femmes et des représentant.es de la diversité aux responsabilités, oui, mais seulement s’ils/elles sont aussi (voire davantage) compétent.es.
L’efficacité du quota en débat
Critiqué par certain.es dans ses fondements éthiques, le quota a néanmoins l’ambition d’être pragmatique. Alors, est-il efficace pour corriger les inégalités, comme l’affirme une Viviane Redding, commissaire européenne, qui aime à dire « Je n’aime pas les quotas, mais j’aime ce qu’ils rendent possible » ?
Dans les faits, les expériences de quota ont bel et bien des effets. Prenons pour exemple, la parité en politique : entre 1958 et 1993, la part des femmes à l’Assemblée nationale n’atteint pas 6%. En 1997, l’Assemblée nationale française compte 10,8% de femmes pour 23,2% de candidates. Au scrutin suivant, après adoption de la loi sur la parité, elles sont 12,1% parmi les élu.es et 39,3% de candidates. 5 ans après, elles sont 18,5% d’élues et à la législature suivante 26,9%. Le progrès est sensible. Mais insatisfaisant.
Comment comprendre qu’alors que la loi impose aux partis de présenter pour moitié des candidates et des candidats, il n’y ait à l’arrivée qu’un quart de femmes qui siègent? Deux explications très simples : premièrement, le devoir de parité est parfois enfreint au moment des candidatures, par des partis politiques qui préfèrent régler des amendes plutôt que de désigner autant de candidates que de candidats ; deuxièmement, le principe est contourné au moment de la distribution des circonscriptions plus ou moins « gagnables » (aux femmes reviennent plus souvent les territoires difficiles à conquérir… Un obstacle fourbe ayant pour corrollaire un effet de « démonstration programmée d’échec » apportant plus d’eau au moulin des sceptiques de la parité que de celles et ceux qui sont convaincu.es de ses vertus).
Le quota inconséquent sur le changement ?
Prenons à présent un autre exemple : celui du dispositif Copé-Zimmermann qui impose une proportion minimum de 40% de femmes parmi les membres des conseils d’administration et de surveillance à l’horizon 2017 pour les sociétés cotées et celles qui comptent au moins 500 salarié.es et réalisent 50 millions de chiffre d’affaires annuel, ainsi que pour les entreprises publiques, les établissements publics à caractère industriel et commercial et les établissements publics administratifs.
5 ans après son entrée en vigueur, ses effets sont manifestes, notamment dans le CAC 40 qui a vu la part des femmes dans les CA bondir de 10,5% en 2009 à 34,6% en 2015.
Toutefois, là encore, la partie n’est pas complètement gagnée, d’une part parce que certaines entreprises visées par la loi sont à la traîne (les entreprises non cotées de 500 salarié.es/50 millions de chiffres d’affaires ont un taux de féminisation des CA qui plafonne à 14,2%) et d’autre part parce que l’espoir de voir « cascader » la féminisation du haut de l’organisation à tous les échelons est plutôt déçu. Le CAC qui affiche des résultats spectaculaires pour les CA plafonne à 12% pour la part des femmes dans le ComEx et à 17,8% pour la part des femmes dans le top management.
Pour le chercheur Michel Ferrary qui rendait il y a quelques semaines son rapport annuel sur la féminisation des entreprises, c’est là le résultat d’une politique efficace d’indentification et de recrutement des femmes en position de prendre les plus hautes responsabilités aujourd’hui, mais d’une insuffisante stratégie d’élargissement et de renforcement des viviers de femmes à haut potentiel pour demain. On peut donc craindre qu’une stratégie court-termiste ait été indirectement provoquée par la loi, qui devra certainement se re-déployer, via le quota ou d’autres mécaniques incitatives ou plus coercitives, pour installer de façon pérenne l’équilibre femmes/hommes dans les fonctions décisionnaires.
Pour le quota challengant !
Au final, on peut décemment affirmer que le quota fait progresser l’égalité, mais à certaines conditions: celle de la bonne foi, pour commencer (quand on ne considère pas le quota comme une seule contrainte de représentation, à satisfaire en traînant des pieds, voire en mettant des bâtons dans les roues à celles et ceux qu’il doit faire émerger), celle de la vision de long terme ensuite (quand on ne se contente pas de remplir au temps t l’objectif chiffré mais qu’on prépare les générations suivantes à la prise de responsabilités, en veillant à leur progression régulière, à tout niveau de l’organisation) et celle, surtout, de la compréhension du quota comme un instrument pour le changement.
Car le mérite principal du quota, en tant qu’exercice à contrainte, c’est qu’il challenge les façons de voir et de faire. Quand on ne peut plus s’abriter derrière l’argument « des femmes, on a bien cherché, mais on n’a pas trouvé » (car on n’a plus le choix, il FAUT en trouver) ; voilà qu’on est amené.e à se pencher sur les critères de reconnaissance et de légitimité (a-t-on les bons process pour identifier les talents?), mais aussi sur les raisons de la réticence de certaines femmes à exercer le pouvoir dans des jeux dont elles déplorent les règles (peut-être le moment est-il venu de revoir ces règles du jeu) et finalement de réinstruire des notions-valises souvent invoquées mais jamais questionnées telles que « la compétence » (au fond, comment la définir ? Une vraie question pour toutes et tous à l’ère où le « sachant » et le « contrôleur » ne font plus le bon manager et où les savoir-être deviennent au moins aussi importants que les savoir-faire) ou la « crédibilité » (là aussi, un vrai sujet, que celui de la confiance qu’on inspire aux autres et qui ne passe plus par les diplômes, les galons ni même la posture d’assurance à toute épreuve).
Prenons donc le quota pour ce qu’il soit être : un accélérateur, un producteur de rôles modèles diversifiés et surtout une opportunité de poser les questions sous un angle neuf et d’y apporter des réponses innovantes.
Marie Donzel, pour le blog EVE