Rencontre avec Béatrice Barbusse, sociologue du sport, maîtresse de conférence à l’Université Paris Est Créteil Val de Marne, Présidente du Conseil d’Administration du Centre National du Développement du Sport, membre du Conseil d’Administration de la Fédération Française de handball.
Eve le blog : Bonjour Béatrice, vous êtes une figure éminente du mouvement sportif et vous avez vu la question du sport au féminin prendre place à l’agenda ces dernières années ; mais celle du vécu des hommes sportifs face au sexisme semble assez nouvelle… De quelle façon vous a-t-elle interpelée ?
Béatrice Barbusse : Mes travaux de recherche sur le sport portent, entre autres, sur l’évolution du sport professionnel et donc sur la souffrance au travail du sportif, et mon engagement personnel m’a amenée à m’intéresser à la question de la féminisation.
J’ai vu progresser la prise en compte de la question de la féminisation de la pratique, mais aussi du spectacle sportif et des instances dirigeantes du sport. En revanche, la souffrance au travail sportif reste un sujet assez tabou, du fait d’une culture de performance très doloriste, aussi bien du point de vue physique (quand le sportif cherche à pousser son corps au-delà de ses capacités et forces) que psychique (quand l’idée du « mental » qu’il faut avoir pour être un.e champion.ne est souvent réduite au fait de ne pas écouter ses émotions).
Mais on commence à voir des brèches s’ouvrir, quand certains anciens sportifs se mettent à parler de leurs souffrances, pendant qu’ils étaient au plus haut niveau et après, racontant parfois de vraies descentes aux enfers. C’est en particulier le livre autobiographique de Raphaël Poulain, Quand j’étais superman, qui m’a interpelée.
Eve le blog : Pouvez-vous nous rappeler qui est Raphaël Poulain et nous dire pourquoi son livre Quand j’étais superman constitue une sorte de leçon sur la souffrance au travail des sportifs?
Béatrice Barbusse : Raphaël Poulain, c’est un ancien rugbyman pro, qui a fait partie de la grande épopée du Stade français, et qui a mis un terme à sa carrière en 2008. Après avoir été le héros que l’on sait, il a connu une vertigineuse descente aux enfers, après une dépression majeure, il s’est retrouvé au RSA et aux frontières de la clochardisation.
De cela, dont il voit le bout seulement aujourd’hui, il témoigne à visage découvert dans ce livre poignant, qui raconte comment, quand on n’est qu’une « machine à performance », on finit par craquer de partout. Le corps lâche, la tête aussi, les émotions débordent. Ce que dit également Poulain, c’est que devoir se conformer incessamment à une image d’ultra-virilité a contribué à renforcer ses souffrances.
Vous savez ce qu’on dit, dans le milieu sportif, à celles et ceux qui se plaignent d’avoir mal : « te plains pas, sinon va faire de la danse » ! Ca se passe de commentaires sur l’esprit sexiste qui règne encore dans les mentalités du monde sportif.
Eve le blog : Après Raphaël Poulain, on voit aussi Mathieu Bastareaud, le géant du XV de France (et d’autres) parler sans fard de leurs souffrances psychiques… Qu’est-ce qui pousse ces hommes à tomber le masque ?
Béatrice Barbusse : Qu’il y en ait un qui commence à parler et les autres se sentent tout de suite davantage autorisés à libérer leur parole.
Plus généralement, le contexte est plus propice qu’il y a quelques années : le travail que le mouvement sportif engage pour la féminisation de la pratique et des instances dirigeantes permet une réflexion sur les valeurs du sport ; l’intérêt d’un nombre plus grand d’entraîneurs et sélectionneurs pour les écrits sur le management contribue aussi à une meilleure prise en compte du psychisme des sportifs. Un Claude Onesta, par exemple, qui a des convictions de longue date sur le facteur humain comme levier de performance, fait figure de modèle pour d’autres, comme Vincent Collet.
Eve le blog : A quel moment les leaders du monde sportif ont-ils commencé à s’intéresser aux travaux sur le management humain ?
Béatrice Barbusse : Il y a une hypothèse assez intéressante à creuser : celle qui prend acte de la concurrence aujourd’hui très rude pour la performance.
Pour faire simple, vous avez trois facteurs de performance sportive : la capacité physique, la technique et la tactique. La première rencontre ses limites, la seconde et la troisième sont évolutives, mais facilement duplicables. Restent deux variables pour faire la différence : l’argent et l’aspect mental et psychologique. L’argent, ce n’est pas le sujet ici, mais vous savez sans doute qu’un énorme travail des instances internationales est en cours pour y mettre de l’ordre. La préparation mentale semble donc bien la clé, à long terme, d’une montée en performance et surtout d’une durabilité de cette performance.
Eve le blog : Le sport masculin semble donc prêt à faire une meilleure place aux émotions des sportifs… Est-ce que cela bénéficie aussi aux sportives ? Le sport féminin est-il par exemple, moins doloriste?
Béatrice Barbusse : Hélas non, le sport féminin n’est pas moins doloriste que le sport masculin. Il l’est même parfois encore davantage, tant les filles se sentent encore l’obligation de prouver qu’elles valent autant que les hommes en termes de performance.
A cette pression s’ajoutent d’autres souffrances, imputables aux rapports de domination avec les entraîneurs, le staff, les Fédérations…
Eve le blog : Et pourquoi la parole des femmes sportives ne se libère pas, en même temps que celle des hommes ?
Béatrice Barbusse : Pour de simples raisons de dépendance financière. Le sport féminin reste sous-financé et sous-sponsorisé.
Les sportives bénéficient encore aujourd’hui de conditions juste suffisantes pour exercer leur pratique et en vivre. Elles ne se syndiquent pas et ne prennent aucun risque avec leur image en prenant la parole sur des sujets qui s’apparentent à du discours politique.
Moi-même, au cours de ma carrière de sportive, je dois le reconnaître, je n’ai pas parlé : j’ai identifié mes souffrances, j’ai cerné les causes de celles-ci, j’avais déjà des idées pour que ça change, mais je me suis tue, j’ai étouffé ma révolte. Je comprends que les sportives d’aujourd’hui en fassent autant, par simple réflexe de survie dans un milieu qui reste très sexiste, partenaliste et machiste. Je le regrette, mais je le comprends.
Eve le blog : Alors, diriez-vous que, si la parole des sportives est dans les faits muselée, il faudrait qu’un mouvement tel HeForShe, qui a déjà engagé beaucoup d’hommes artistes dans la défense des droits de leurs consoeurs, gagnerait à voir le jour?
Béatrice Barbusse : J’émets quelques réserves sur le mouvement HeForShe en tant que tel, car je ne serai pas à l’aise avec l’idée d’un mouvement anti-sexiste qui valorise l’image des hommes sans bénéficier directement à l’autonomisation des femmes.
Je pense qu’il faut que les hommes sportifs se mobilisent au-delà du seul fait de libérer leur propre parole : il faut qu’ils soutiennent aussi très clairement les femmes sportives quand elles osent s’affirmer. Un Andy Murray qui prend publiquement position contre les attaques sexistes et homophobes dont sa coach Amélie Mauresmo fait l’objet, quitte à déplaire à une partie de son public, c’est un modèle à suivre. Parce que ça dit qu’il n’y a pas un mouvement des hommes pour l’égalité autre que celui que les femmes ont mené seules ou presque jusqu’ici ; mais que les hommes doivent être prêts à s’embarquer dans ce mouvement-là.
Propos recueillis par Marie Donzel, pour le blog EVE.
