Rencontre avec Clément Deloras,
conseiller de la Secrétaire Générale du Groupe Caisse des Dépôts, animateur du cercle Happy Men dans l’entreprise
Eve le blog : Bonjour Clément, à quand remonte votre engagement en faveur de l’égalité femmes/hommes ?
Clément Deloras : L’égalité est depuis toujours une valeur phare pour moi et je pensais ce sentiment partagé. Je savais que l’égalité professionnelle avait été acquise de haute lutte, il me semblait que c’était désormais une réalité, une sorte de droit acquis.
Quand je suis entré dans la vie professionnelle il y a une dizaine d’année, je n’ai pas été marqué tout de suite par cette question, la fonction publique n’ayant semble-t-il pas d’enjeu sur l’égalité professionnelle que ce soit au niveau salarial ou en termes de recrutement. C’est plus tardivement que j’ai mesuré le chemin qui reste à parcourir en termes d’écarts salariaux, de rareté des femmes aux postes élevés, ou de sexisme ordinaire au travail… Ca a été une vraie perte de naïveté. Je n’en revenais pas qu’on en soit encore là.
Pour moi qui comprend la mixité comme une évidence et l’égalité comme la base de notre vivre ensemble, il m’a semblé urgent et nécessaire d’agir. Je me suis donc engagé dans ma vie professionnelle, où j’ai des responsabilités de recrutement, donc des leviers pour agir.
Eve le blog : Cette prise de conscience du sujet de l’égalité que vous évoquez pour vous-même, on sait qu’on a encore du mal à la provoquer chez de nombreux hommes. Peut-on se contenter d’attendre que chacun fasse son chemin ou peut-on agir pour que tous s’emparent du sujet ?
Clément Deloras : Il me semble qu’il faut distinguer trois catégories d’hommes : les convaincus, les opposants et les aveugles. Face aux opposants, il n’y a qu’un discours à tenir : être contre l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes, c’est être contre l’égalité tout court. C’était d’ailleurs toute l’argumentation d’Olympe de Gouges : la femme a les mêmes droits que tous les humains. Il me semble difficile d’aller à l’encontre de cette démonstration. Pour autant, inutile de se leurrer, faire adhérer les opposants à cette vision des inégalités ou réussir à leur faire abandonner leurs comportements machistes sera un travail de longue haleine. Fort heureusement ces hommes sont rares et, je l’espère, de moins en moins nombreux.
Le public que nous devons viser prioritairement, ce sont ceux que j’appelle les « aveugles », c’est-à-dire des hommes qui, comme moi il y a encore peu de temps, pensent que l’égalité professionnelle est acquise et qu’il n’y a plus besoin de la défendre. Ils n’ont aucune position hostile, au contraire ils pensent sincèrement défendre le principe d’égalité. Simplement, ils n’ont pas pris le temps de regarder la réalité en face ni d’interroger leurs propres comportements. C’est tout sauf simple, surtout lorsque vous évoluez dans un environnement stéréotypé. Il faut dépasser ses a priori et accepter d’être bousculé dans ses certitudes. Mais tous ceux qui s’y sont essayés ont mesuré l’intérêt de la démarche. Au-delà des enjeux éthiques, c’est une réflexion sur notre comportement et nos capacités managériales qui apporte beaucoup.
Eve le blog : On se rend compte qu’il est difficile d’attirer les hommes, ne serait-ce que pour participer aux événements, débats, conférences, tables rondes de sensibilisation sur le sujet… Comment faire pour les intéresser?
Clément Deloras : J’ai posé cette question presque en ces termes à Anne de Blignières, Présidente d’Alter Egales il y a un peu plus d’un an. Je lui demandais comment défendre la mixité alors que le réseau Alter Egales n’accueillait que des femmes.
Anne partageait cette vision et cherchait justement à faire adhérer des hommes à cette démarche, sachant que le réseau a toujours été mixte mais ne parvenait pas à faire participer activement des hommes. Dans cette recherche, Anne m’a alors présenté le projet des Happy men et nous avons décidé de nous engager dans cette belle aventure au travers d’un partenariat entre Happy Men et Alter Egales.
Eve le blog : Qu’est-ce qui vous a séduit dans la démarche Happy Men?
Clément Deloras : Pour commencer, la façon dont Antoine de Gabrielli (ndlr : fondateur de Mercredi C Papa et d’Happy Men Share More) aborde le sujet : il verbalise très directement les choses, il ouvre les yeux aux aveugles, avec une redoutable efficacité, mais sans agressivité et sans jamais tomber dans la leçon de morale.
Ensuite, il y a cette idée très puissante qu’Happy Men est une méthode pour promouvoir globalement l’égalité professionnelle. Il ne s’agit pas de constituer un réseau masculin concurrent des réseaux féminins, bien au contraire. Il s’agit de faire adhérer les hommes à la démarche que les femmes ont initiée depuis de nombreuses années. Ce que dit Happy Men, c’est que les inégalités, c’est un problème commun et l’égalité, notre intérêt à tous.
En tant que chef d’entreprise, Antoine a une vision pragmatique et ancrée dans la réalité opérationnelle et managériale. Cette vision pragmatique permet de donner la parole aux hommes et les aide à verbaliser ce qu’ils n’osaient pas dire jusque-là.
Eve le blog : La parole des hommes est-elle muselée ?
Clément Deloras : De façon un peu grossière, on peut en effet dire que la parole intime, la parole des émotions est assez tue chez les hommes. Ils ont beaucoup intériorisé l’idée qu’il faut qu’ils se conforment à ce qu’on attend d’eux.
Autrement dit, ils ont moins conscience des stéréotypes. La première étape consiste donc à leur faire prendre conscience de cette situation.
Eve le blog : Mais se conformer à la norme est aussi une source de confort, voire de pouvoir, pour les hommes. Quel est donc leur « intérêt » à se décentrer et/ou à vouloir changer la norme ?
Clément Deloras : L’idée centrale est justement de montrer l’intérêt personnel et managérial de l’égalité professionnelle aux hommes. Une organisation qui assure réellement l’égalité professionnelle est, les études l’ont montré de façon objective, une organisation plus performante où tous les collaborateurs prennent plaisir à travailler ensemble.
Au-delà de cet aspect purement opérationnel et professionnel, les hommes ont tout à y gagner en termes d’équilibre entre leur vie professionnelle et leur vie privée. Le grand écart permanent entre ce que je suis et ce que je dois projeter, c’est intenable au bout d’un moment. Arrêtons de laisser nos stéréotypes décider de ce que nous devons être comme manager et comme homme.
Eve le blog : Vous dressez en creux le portrait d’un homme nouveau, dont on dit notamment qu’il assume nettement mieux que son aîné, le désir de prendre part à la vie familiale. Est-ce là une motivation particulièrement exprimée dans le Cercle Happy Men de la Caisse des Dépôts ?
Clément Deloras : La question des enfants est fréquemment abordée et elle est le plus souvent utilisée pour justifier l’intérêt pour le sujet, comme s’il fallait trouver une raison extérieure.
Je ne suis pas convaincu de la pertinence du concept d’homme nouveau mais en revanche je constate que les hommes osent parler de leur envie de faire bouger les lignes et de sortir de ces stéréotypes. Lors de la première réunion du cercle, presque tous les participants ont parlé de leurs enfants jusqu’à ce que l’un d’entre eux dise qu’il n’en avait pas mais que, pour autant, le sujet l’intéressait. Les autres ont alors réalisé qu’ils avaient eu besoin d’une justification extérieure, première prise de conscience d’un stéréotype. À ce moment précis, j’ai su qu’on avait réussi notre première réunion Happy Men.
Eve le blog : Quels sont les thèmes du travail, justement, sur lesquels les Cercles Happy Men de la Caisse des Dépôts, entendent se pencher ?
Clément Deloras : Nous avons fait, pour le moment, le choix d’un Cercle composé essentiellement de cadres dirigeants qui ont la main sur les leviers du changement. Un Cercle Happy Men en Rhône Alpes est en train de se créer.
Notre premier thème de réflexion sera le recrutement. Il soulève des questions complexes par exemple sur l’auto-censure des femmes ou sur notre capacité aussi à susciter des candidatures féminines. C’est en nous autorisant à explorer toutes ces questions, sans binarité ni dogmatisme, qu’on va pouvoir bâtir des solutions constructives pour réussir la mixité.
Propos recueillis par Marie Donzel. Avec la complicité de Françoise Teychenné et Anne Guillaumat de Blignières (Groupe Caisse des Dépôts).