Entretien avec Sophie Cheval, psychologue, auteur de Belle autrement!
Sophie Cheval est psychologue clinicienne, spécialisée dans les souffrances liées à l’apparence physique.
Elle a fait paraître il y a quelques mois, chez Armand Colin, dans la collection « Expériences de soi » dirigée par Jean-Louis Monestès, l’ouvrage Belle Autrement! qui aborde le sujet sensible de l’impact des normes sociales de beauté sur l’appréciation de soi.
Où l’on découvre que la préoccupation de la beauté, loin d’être le sujet futile que l’on croit, est une question clé de l’identité pour les femmes et pour les hommes et qu’en déjouant quelques pièges tendus par l’environnement social, il est possible d’affirmer en confiance un style unique pour oser être soi-même.
Rencontre.
Eve le blog : Bonjour Sophie. Vous êtes psychologue clinicienne, spécialiste des souffrances liées à l’apparence. Nous avons toutes et tous fait un jour l’expérience de nous trouver « une sale tête » dans le miroir. C’est grave?
Sophie Cheval : Vous avez raison de dire, pour commencer, que la question de l’apparence s’adresse à toutes et tous.
A des degrés divers, elle est un motif de souffrance pour chacun-e : rares sont les personnes qui se conviennent parfaitement et ne voudraient rien changer à leur apparence. Et nous connaissons toutes et tous des « bad hair days », des jours où une mèche rebelle, dans le miroir de la salle de bains, nous donne le sentiment que tout va aller de travers, ce jour-là, et que c’est notre personne-même qui est nulle, plate ou hirsute.
Une chercheuse américaine s’est intéressée aux séquelles psychologiques du « bad hair day » et a montré que la simple évocation d’un souvenir d’une telle journée influence négativement la perception de soi : les participant-es à son étude s’attribuent plus de défauts, se sentent moins capables et moins valables, après avoir raconté le souvenir d’un « bad hair day ».
Eve le blog : Y a-t-il un profil type de personnes en souffrances liées à l’apparence physique?
Sophie Cheval : Non, il n’y a pas de profils types. Les études corroborent ce que j’observe dans ma pratique clinique : le phénomène est de plus en plus répandu dans la population. Il commence désormais avant l’adolescence, il touche même les individus proches des canons de beauté en vogue, et il concerne les deux sexes. Sous l’effet de l’impératif esthétique ambiant, l’homme devient une femme comme les autres !
Quel que soit l’objet de la plainte esthétique (qu’elle concerne une partie du corps ou du visage, ou bien la morphologie dans son ensemble), on observe les mêmes processus chez toutes les personnes en souffrance. La préoccupation pour l’apparence est entêtante, obsédante, et entraîne toutes sortes de comportements rigides, pilotés par des « il faut/je dois » et des « il ne faut pas /je ne dois pas » : la personne se contraint à faire certaines choses (sport, régimes, rituels et interventions cosmétiques…) et s’en interdit d’autres (vêtements, aliments, sorties, activités…), au point que de nombreux domaines de sa vie sont régis par l’injonction esthétique. Ce processus entraîne parfois des conséquences néfastes pour la santé et diminue dans tous les cas le bien-être et la satisfaction de vie.
En outre, les personnes qui osent faire part de leur souffrance en lien avec leur apparence écopent le plus souvent d’une double peine : elles s’entendent dire qu’ »il y a des choses plus graves dans la vie », et voient ainsi leur insatisfaction physique réduite à une préoccupation futile. Elles souffrent de se trouver laides, et le déni de leur souffrance, par autrui, leur ajoute la culpabilité d’éprouver une souffrance perçue comme illégitime.
Eve le blog : La souffrance liée à l’apparence, est-ce que ça vient du fait d’avoir été désobligeamment critiqué-e sur son physique ?
Sophie Cheval : Cette souffrance peut bien sûr prendre sa source dans des expériences traumatisantes et/ou répétées de rejet par les autres, ou de critique récurrente de l’entourage, en lien avec le physique. Mais elle n’épargne pas des personnes qui plaisent et/ou dont l’apparence est plutôt conforme aux normes de beauté.
C’est assez contre-intuitif, mais les gens qu’on dit « beaux » (qui correspondent aux critères de beauté socialement valorisés), ne sont pas moins sujets aux souffrances liées à l’apparence. Une étude montre de manière surprenante que les compliments sur le physique ne sont pas toujours sources de plaisir ou de réassurance : ils peuvent aussi, au contraire, entraîner des émotions désagréables, en alimentant l’anxiété de demeurer conforme à l’idéal esthétique.
Eve le blog : Mais alors d’où vient la souffrance liée à l’apparence, si elle n’est pas vraiment liée à l’apparence elle-même?
Sophie Cheval : Les souffrances liées à l’apparence proviennent du cumul de deux facteurs : d’une part, l’existence de normes de beauté irréalistes et inaccessibles, et, d’autre part, l’énorme présupposé que nous sommes responsables de notre apparence, que celle-ci est sous notre contrôle.
Or les icônes de beauté auxquelles on nous enjoint de ressembler représentent des exceptions statistiques : les études montrent que les personnes exceptionnellement belles ne représentent que 3% des femmes et 2% des hommes.
En outre, notre morphologie et notre apparence physique sont des caractéristiques largement héritées : même au prix d’efforts intenses et renouvelés, Gérard Jugnot ne deviendra jamais Brad Pitt, pas plus que Josiane Balasko ne peut se transformer en Kate Moss ! Et c’est précisément parce que la véritable beauté est distribuée avec une telle parcimonie, parmi les individus, qu’elle est si valorisée.
Eve le blog : Commençons par décrypter les normes sociales que vous dites « irréalistes et inaccessibles »… De quoi s’agit-il?
Sophie Cheval : Ce qu’on désigne comme « la beauté », dans les magazines, à la télévision, au cinéma, rassemble des images stéréotypées, déconnectées des réalités auxquels tous les corps sont soumis.
Ces clichés défient à la fois les lois de la nature et celles de la physique : le règne des « visages pâles » fait fi de la diversité des couleurs de peau, le diktat de la minceur et de la jeunesse fait fi des diversités morphologiques, aussi bien que des lois de la gravité et de la pesanteur…
On assiste à un règne de la « beauté unique », dans laquelle notre corps est réduit à sa seule dimension esthétique, dans une perspective restrictive, rigide, et figée. Cette beauté sur papier glacé est désormais détachée de tout ce qui fait que notre corps est précisément vivant, en mouvement, en perpétuelle évolution : son poids, le relâchement musculaire et celui des tissus, et toutes les transformations qui le caractérisent, en lien avec les phases de la vie, sont relégués hors du champ de la beauté.
Eve le blog : Et qu’est-ce qui nous fait croire que l’on peut « contrôler » notre apparence?
Sophie Cheval : Les stéréotypes liés à l’apparence sont très tôt associés à des stéréotypes de caractère. Voyez ce que nous racontent les contes de fées et les fictions pour enfants : les gros sont soit des ogres terrifiants, soit des personnages benêts, immatures, patauds (comme par exemple le Sergent Garcia dans Zorro) ; les vieilles femmes sont de vilaines sorcières, quand elles sont maigres, ou de braves bonnes femmes naïves, quand elles sont rondes ; les petits sont méchants, aigris, ils sèment la zizanie ; les héros et héroïnes sont grand-es, élancé-es, elles et ils sont aimé-es par les autres et ils réussissent tout ce qu’ils entreprennent…
Cette idée que notre morphologie révèle notre personnalité est à mon sens à l’origine de la volonté de contrôle sur notre apparence. Les études montrent que nous avons tendance à considérer que l’apparence précède l’essence ! Nous percevons les attributs morphologiques comme des indicateurs psychologiques. Prenez l’exemple des anorexiques : si elles exercent une telle fascination, c’est en partie parce qu’elles sont perçues comme des personnes possédant une volonté de fer, une détermination à toute épreuve. A l’inverse, deux tiers des Américain-es sont convaincus que les personnes obèses manquent de self-control, qu’elles ne possèdent pas le sens de l’effort, sont indolentes et fainéantes…
Eve le blog : Ces perceptions de soi sont très validées par la société. On survalorise volontiers le contrôle de soi…
Sophie Cheval : C’est tout à fait juste, et dans le même temps, la situation est encore un peu plus complexe que ça.
En fait, nous sommes en permanence pris-es entre deux injonctions paradoxales : « il faut souffrir pour être belle » et « c’est la beauté intérieure qui compte ».
Or aucune de ces injonctions n’est porteuse de satisfaction : il est tout aussi impossible de devenir Kate Moss (même en souffrant beaucoup, pour tenter d’y parvenir) que de se résigner à souffrir d’être laid-e, dans un environnement qui valorise autant l’apparence physique. Nous sommes donc piégés dans cette dichotomie stérile, qui oppose le futile à l’utile, l’accessoire à l’essentiel, le corps à l’esprit.
Tout ce qui consiste à séparer des parties de nous-mêmes, à mettre en rivalité des éléments constitutifs de nos identités et de nos vies, est source de souffrance. Nous ne sommes ni un pur esprit, ni exclusivement un corps : notre corps est l’incarnation du fait que nous sommes vivants, il constitue aussi bien le substrat de nos évènements intimes que notre interface avec le monde, l’outil par lequel nous interagissons avec lui. Cette unicité constitue, au quotidien, notre expérience concrète de « ce que nous sommes ». Notre corps est en vie parce que nous vivons, il change parce que nous changeons. Il est important d’accepter cela pour nous sentir en harmonie.
Eve le blog : Quelles voies peut-on prendre pour vivre en meilleure harmonie, justement, avec son apparence?
Sophie Cheval : Je crois que l’une des clés consiste à sortir de la beauté-performance pour renouer avec une beauté-plaisir.
Nous avons tendance à effectuer des gestes de beauté dans l’espoir qu’ils nous rapprocheront d’un résultat esthétique satisfaisant, et d’une évaluation (personnelle, ou en provenance d’autrui) plus favorable de notre apparence : mais ce n’est pas toujours le cas ! Notre propre jugement sur notre beauté, tout comme celui d’autrui, n’est pas toujours corrélé aux efforts esthétiques fournis… Quelle femme n’est jamais revenue de chez le coiffeur sans que son compagnon ne remarque rien ? Qui, au contraire, ne s’est jamais entendu-e dire « tu as une mine superbe », un jour de « bad haïr day » ?
Puisque nous n’avons aucun contrôle sur les résultats esthétiques de nos gestes de beauté, pourquoi ne pas leur attacher d’autres objectifs valorisés ? Pourquoi ne pas y associer des motifs de satisfaction autres qu’esthétiques, et qui, eux, sont sous notre contrôle ? Je peux décider d’aller à la salle de sport, chez l’esthéticienne ou en virée shopping pour d’autres raisons qui me tiennent à cœur : entretenir ma forme, prendre soin de ma santé, partager du temps avec une personne chère, m’accorder un moment à moi, découvrir un nouveau lieu… Après un tel moment, je me sentirai (ou on me trouvera) peut-être plus beau/belle (…ou pas !) : dans tous les cas, j’aurai le sentiment d’avoir passé un moment ou fait quelque chose qui rend ma vie satisfaisante, donc plus belle !
Eve le blog : Est-ce que d’ailleurs, ce n’est pas la clé-même de la beauté, d’être épanoui-e, de respirer le bien-être?
Sophie Cheval : Derrière votre question, il y a une intention sympathique : être bien dans sa tête, pour être bien dans sa peau, voilà qui nous rendrait beaux et heureux.
Il faut cependant se méfier d’une autre injonction que cela peut sous-tendre : chercher à se sentir bien est aussi hasardeux que de chercher à se trouver beaux ! « Se sentir beau/belle », comme l’expression l’indique très bien, relève d’une émotion : or nos émotions sont fugaces et fluctuantes. Nous ne pouvons pas nous sentir constamment beaux, pas plus que nous pouvons nous sentir en permanence heureux, joyeux ou gais.
Des chercheurs anglais ont bien résumé que nous avons tendance à associer trois aspirations : « looking good, feeling good, living good ». Or la beauté, le bien-être et une belle vie sont trois réalités distinctes ! Les deux premières sont aléatoires, fluctuantes et peu sujettes à notre contrôle : en revanche, nous avons toute latitude d’action pour la dernière !
Je crois qu’une piste est d’apprendre à accueillir nos émotions (y compris esthétiques) dans toute leur diversité : traverser (et se laisser traverser par) les moments où le ressenti est agréable, et ceux où il est douloureux, accepter de faire l’expérience de se trouver parfois beau/belle et parfois moche.
Dans cette même approche d’ouverture et de flexibilité, nous pouvons aussi modifier notre perspective sur notre apparence : je ne peux pas tout changer de mon apparence physique, parce que mon corps a ses limites. Qu’à cela ne tienne, je peux tout le temps changer mon apparence physique, et être mille fois beau/belle d’être différent-e !
Mon apparence physique ne résume pas mon identité, mais pour qu’elle y corresponde vraiment, elle doit être dynamique, en mouvement, changeante. Je peux ainsi chercher à « designer » mon apparence d’une manière toute personnelle, et trouver mon style du moment, en fonction de ce qui compte pour moi, dans chacun de mes contextes de vie : faire du vêtement, de la coiffure, du maquillage et des accessoires autant d’occasions de jouer avec les multiples facettes de soi et de raconter une histoire aux autres.
L’apparence est productrice de liens, elle a le pouvoir d’interpeller : plutôt que de la subir, en cherchant à se conformer à des modèles éloignés de soi, nous pouvons en faire un objet créatif en tant que sujet présent au monde.
Propos recueillis par Marie Donzel, pour le blog EVE.